Loïe Fuller ou la beauté du geste
Aujourd’hui reconnue comme une pionnière de la danse moderne, Mary Louise Fuller, dite Loïe, est devenue célèbre, à la fin du 19e siècle, en faisant tournoyer auteur d’elle, d’imposants voilages de soie dans des chorégraphies extrêmement élaborées et entièrement imaginées par ses soins. Même si son succès ne fut pas éphémère, Loïe Fuller (née en 1862 dans l’Illinois (Etats-Unis) et morte en janvier 1928 à Paris) fut pratiquement oubliée du grand public après sa mort.
Avec La danseuse, la cinéaste Stéphanie Di Giusto fait revivre cette étonnante figure de la danse et des arts scéniques. La réalisatrice a découvert l’artiste sur une photo en noir et blanc d’une danseuse cachée dans un tourbillon de voiles, quasiment en lévitation au-dessus du sol et s’est prise de passion pour un personnage qui allait devenir célèbre en se dissimulant ou, du moins, en se mettant en retrait derrière son génie créatif…
L’aventure de la jeune Mary Louise commence, loin des scènes de théâtre, dans un Grand ouest américain rustique, froid, boueux et peu aimable pour les jeunes femmes. Son père fait partie des milliers de « rêveurs » qui arpentent les rudes grands espaces de la fameuse Ruée vers l’or. La jeune fille de ferme, elle, dessine et déclame des textes classiques en s’imaginant une carrière au théâtre. Ses premiers contacts avec l’art seront plutôt du domaine de la photo coquine avant que Loïe Fuller préfigure ses futures chorégraphies en incarnant une femme sous hypnose dont elle fait voler la chemise de soie blanche… Déjà, les spectateurs de théâtre surpris et conquis lancent: « Oh, un papillon! Oh, une fleur! »
Comment Loïe Fuller va devenir la gloire des cabarets parisiens de la Belle Epoque, c’est ce que raconte La danseuse. Mais Stéphanie Di Giusto, dans un premier long-métrage ambitieux (et coûteux, selon ses producteurs) va dépasser le cadre du classique biopic pour proposer, plus globalement, une réflexion sur l’artiste et la création. A cet égard, Loïe Fuller est tout à fait intéressante et originale car cette jeune femme, qui ne possède aucun des canons de beauté en vogue à l’époque, va réussir à dépasser son physique ingrat, sa robustesse de fille de ferme pour fabriquer de la beauté et se libérer grâce à son art. Prisonnière d’un corps qu’elle a envie d’oublier, Loïe Fuller va s’inventer un geste et s’imposer dans l’univers de la danse… Si on ne possède pas d’images de cinéma de ses prestations (l’artiste a toujours refusé à Thomas Edison, pourtant son ami, de se faire « enfermer dans une boîte »), on sait que sa Danse Serpentine a été reçue comme un émerveillement complet par ses spectateurs… Même si La danseuse réussit magnifiquement à reproduire les danses, au demeurant techniquement très sophistiquées, de Loïe Fuller, c’est essentiellement la manière dont un mal-être va se transcender en énergie, en défi rageur, en explosion de vie qui intéresse la cinéaste.
Stéphanie Di Giusto prend soin de montrer comment, en artiste complète, Loïe Fuller, d’abord aux Folies Bergères puis au prestigieux Opéra de Paris, maîtrise des disciplines scientifiques comme les mathématiques ou la chimie (elle invente des sels phosphorescents qu’elle applique sur ses costumes), dirige une vingtaine de techniciens dans ses mises en place, utilise la lumière pour créer de la magie et, bien sûr, met son corps à rude épreuve en faisant voler, les bras prolongés par de longues baguettes en bois, des robes de scène qui peuvent utiliser jusqu’à 350 mètres de voile de soie! Mais La danseuse est aussi un film sur le corps réinventé, sur l’élan hors normes du mouvement qui anime Loïe Fuller…
La cinéaste a pris, ici, des libertés avec la réalité. Elle fait du père de Mary Louise un Français, s’arrête sur la relation difficile de la jeune fille avec une mère militante d’un mouvement anti-alcool et invente de toutes pièces le personnage de Louis Dorsay, fils de famille séducteur et décadent, opiomane et probablement impuissant, totalement fasciné par Loïe, avec laquelle il s’installe dans une liaison trouble et perverse. Louis Dorsay est le seul homme (si on excepte les directeurs des Folies et de l’Opéra) de ce film habité par les femmes. On y remarque Gabrielle, assistante dévouée et amoureuse muette mais c’est évidemment la rencontre avec Isadora Duncan qui apporte sa part romanesque et tragique à l’aventure. Car la jeune danseuse américaine déboule, avec sa grâce légère et évidente, dans l’univers d’une Loïe qui lutte comme une boxeuse, dont les efforts physiques brisent le dos et dont les puissants éclairages brûlent les yeux. Malgré l’avertissement de Louis Dorsay (« Vous ne pouviez trouver personne pour vous faire plus de mal »), Loïe Fuller s’abîmera dans une passion saphique pour Isadora. Mais c’est terriblement de l’image d’Isadora dont Loïe tombe amoureuse, l’image de ce qu’elle aurait pu être et qu’elle ne sera jamais…
Film sur l’estime de soi, sur le clivage entre une icône de la féminité et une femme banale dans la vie, La danseuse doit beaucoup à ses interprètes. Bien sûr, les gazettes ont beaucoup glosé sur la mignonne Lily-Rose Depp (Isadora Duncan) mais c’est évidemment Soko qui porte le film. Découverte par le grand public dans Augustine (2012) et toujours à l’affiche dans Voir du pays (où elle incarne une jeune soldat de retour d’Afghanistan et en sas de décompression à Chypre), la comédienne (et icône du rock indépendant et du post-punk) s’est totalement investie dans un rôle à la fois physique et intense qu’elle porte souvent à un impressionnant paroxysme. Autour d’elle, on remarque Mélanie Thierry (Gabrielle) et bien sûr Gaspard Ulliel, qui, après Juste la fin du monde de Xavier Dolan, est vénéneux, pathétique et sexy…
LA DANSEUSE Comédie dramatique (France – 1h48) de Stéphanie Di Guisto avec Soko, Gaspard Ulliel, Mélanie Thierry, Lily-Rose Depp, François Damiens, Louis-Do de Lencquesaing, Amanda Plummer, Denis Ménochet. Dans les salles le 28 septembre.