Emad et Rana dans la tourmente des sentiments
« Sortez, sortez, l’immeuble s’écroule! » Le cri apeuré d’un homme va provoquer la fuite paniquée des habitants d’un immeuble du centre de Téhéran. Scène de la vie quotidienne dans la capitale iranienne? Peut-être pas tout à fait mais l’entrée en matière du Client est l’occasion pour Asghar Farhadi de faire montre d’une belle virtuosité avec sa caméra très mobile serrant au plus près l’évacuation. Parmi les habitants, Emad et sa femme Rana, la bonne trentaine… Emad va secourir un homme malade, resté sur son lit. Dehors une pelle de chantier creuse alors que, dans l’immeuble, d’énormes fissures lézardent les murs.
Cinéaste célébré pou le remarquable La séparation (2010), film couvert de récompenses internationales (dont un Oscar et un César), Farhadi avait le projet de tourner un film en Espagne mais les longs délais de production l’ont finalement incité (après aussi la réalisation en France du Passé en 2013) à rentrer dans son pays pour tourner ce Client qui, comme La séparation ou Le passé, travaille sur la complexité des relations humaines, dans la famille ou dans le couple…
Pourtant Le client prend d’abord des allures quasi-documentaires quand il évoque le développement urbanistique sauvage de Téhéran. « Quel désastre, cette ville! » souligne un personnage. Et l’effondrement annoncé de l’immeuble du couple va les amener, grâce à leur ami Babak, à s’installer provisoirement dans un autre appartement. Ils vont donc l’investir, découvrir que le précédent occupant a conservé beaucoup d’affaires dans une chambre fermée à clé. Au bout d’un moment, Emad décide de stocker le tout, dont des affaires d’enfant, sur leur terrasse. Las, une pluie torrentielle va tout tremper… Avec un joli sens de l’observation, Farhadi amène doucement le spectateur au plus près de ses deux personnages centraux. On découvre aussi qu’ils appartiennent au monde de la culture et que tous les deux jouent au théâtre. Le premier plan du film montre d’ailleurs un lit défait avant que l’on découvre les cintres et les éclairages d’une scène ou les néons rouges du Casino Bowling qui abrite le théâtre…
Emad, Rana et leurs amis jouent Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller et le cinéaste, à propos du développement anarchique de Téhéran, évoque le parallèle avec l’oeuvre du dramaturge américain: « Le Téhéran d’aujourd’hui est très proche du New York, tel qu’Arthur Miller le décrit au début de la pièce. Une ville qui change de visage à une allure délirante, qui détruit tout ce qui est ancien, les vergers et les jardins, pour le remplacer par des tours ».
L’univers du théâtre permet aussi à Farhadi de glisser quelques notations sur la situation politique du pays, ainsi lorsqu’il est question de « trois passages qui ne passent pas à la censure ». De même, la scène où Sanam essuie des moqueries parce qu’elle incarne une prostituée, est sans doute exemplaire aussi de la perception des moeurs en Iran.
Le client bascule rapidement dans le drame lorsque Rana, pensant son mari dans l’escalier, laisse la porte de leur appartement entrouverte tandis qu’elle va prendre une douche. L’agression dont est alors victime Rana va entraîner le couple dans une redoutable spirale. On découvre en effet que l’appartement a abrité le commerce d’une femme publique. « Imagine le nombre d’hommes qui sont passés dans notre chambre! » interroge une Rana désormais terrorisée à l’idée de rester seule. Professeur de lycée, Emad ne sait d’abord sur quel pied danser face à une épouse à laquelle il lance: « La nuit, je ne peux pas t’approcher et le jour, on doit rester collés ».
Mêlant les ressorts du mélodrame et de l’enquête policière, Farhadi réussit un très beau conte moral rigoureux et dépouillé qui lui a valu le prix du scénario au dernier Festival de Cannes. Tandis que Rana se replie sur elle-même, tente de revenir sur la scène après son agression mais veut renoncer parce qu’elle ne supporte plus le regard des spectateurs, Emad s’enferre dans la recherche de l’agresseur et va devoir faire face à ses pulsions de vengeance.
Déjà partenaires dans l’émouvant A propos d’Elly (2007), la belle Taraneh Alidoosti (Rana) et Shabab Hosseini (Emad, couronné pour son interprétation à Cannes) composent ce couple sur le point d’imploser dans la tourmente de sentiments contradictoires. Avec un regard profondément humaniste, Asghar Farhadi les montre, tentant, entre malaise, mal-être et tension (la scène du repas jeté à la poubelle est impressionnante) de se sauver tant bien que mal.
LE CLIENT Drame (Iran – 2h03) d’Asghar Farhadi avec Shahab Hosseini, Taraneh Alidoosti, Babak Karimi, Farid Sajjadihosseini, Mina Sadati, Maral Bani Adam, Medhi Kooshki, Emad Emami, Shirin Aghakashi, Mojtaba Pirzadeh. Dans les salles le 9 novembre.