Le père, la fille et la quête du bonheur

Inès (Sandra Hüller) et son père (Peter Simonischek). DR

Inès (Sandra Hüller) et son père (Peter Simonischek). DR

Les professionnels de la profession cinématographique n’aiment rien tant que les phénomènes. On songe ici particulièrement au « phénomène Toni Erdmann« . Né en mai dernier à Cannes où le film était en compétition, ce phénomène s’est amplifié très brutalement, au fil des projections de presse, amenant la critique, dans son très grand ensemble, à célébrer à hauts cris, une comédie sociale et grinçante au demeurant bien enlevée. Et le public des soirées de gala a embrayé… Seul couac: le jury cannois, autour du président George Miller, a totalement oublié Maren Ade et son film dans son palmarès. Ce qui n’est pas vraiment une nouveauté. Mais c’est une autre histoire…

Sans être spécialement taquin, il faut bien dire que les médias aiment à faire monter des mayonnaises festivalières. Comme si l’ordinaire de Cannes n’était pas suffisant. Comme s’il fallait toujours mettre un coup de stress quelque part. Certainement aussi parce que les grands emportements croisettiers peuvent donner aux médias le sentiment, évidemment étourdissant, d’être des producteurs d’infos exclusives, voire, mieux encore, des « découvreurs ». A l’heure où, précisément, on ne découvre plus grand’chose tant l’univers de la communication festivalière (et de la com en général) semble trop bien balisé…

Ce préambule cannois pour dire qu’on avait envie de voir de quoi il retourne dans cette aventure intime d’une fille et d’un père qui se sont perdus de vue depuis un bout de temps et que le hasard, mais aussi sûrement l’envie secrète du père, ramène l’un à l’autre. Inès, la trentaine, est consultante dans un cabinet d’audit international basé à Bucarest. Elle est brièvement revenue en Allemagne parce que sa mère a organisé une petite réception pour son anniversaire.

Inès (Sandra Hüller) et... Toni Erdmann (Peter Simonischek). DR

Inès (Sandra Hüller) et… Toni Erdmann (Peter Simonischek). DR

Voilà que le père d’Inès débarque à l’improviste. Il ignorait tout de la sauterie et avait, de toute manière, oublié l’anniversaire de sa fille. Son problème, c’est que son vieux chien n’est pas bien du tout et aussi que le dentier qu’il arbore lorsqu’il fait le pitre dans les fêtes scolaires, a besoin d’être rafistolé avec un point de colle. Et voilà comment Winfried Conradi se retrouve nez à nez avec sa fille… Ils n’ont pas grand-chose à se dire, à peine quelques banalités sur la mamie qui ne va pas beaucoup mieux que le chien… Mais ces brèves retrouvailles vont trotter dans la tête de Winfried qui décide, dans un pari audacieux et désespéré, de partir pour Bucarest. Le voilà débarquant dans l’univers terriblement balisé d’une Inès qui ne cache pas son exaspération d’autant qu’elle est en train de jouer une grosse carte pour son avenir professionnel…

Pour son troisième long-métrage, la cinéaste badoise (Maren Ade est née en 1976 à Karlsruhe) réussit un film jubilatoire parce qu’il combine, avec brio, justesse et émotion, la satire sociale, le conflit de générations et un récit burlesque qui nous amène allègrement au coeur du film, en l’occurrence l’observation attentive d’un rapport filial. Mais, dans ce film qui se donne le temps de détailler les choses, la cinéaste commence d’abord par dessiner le portrait d’un Winfried Conradi, homme mûr qui se comporte comme un gamin espiègle. La première scène du colis piégé apporté au domicile de Winfried par un postier inquiet et stupéfait donne d’emblée le ton. Solitaire, s’occupant de son chien comme de sa mère, le bonhomme (qui se grime volontiers en vampire pour amuser les gamins de l’école) compense le temps qui fuit par des pitreries un peu pathétiques.

Inès (Sandra Hüller) et son principal client (Michael Wittenborn). DR

Inès (Sandra Hüller) et son principal client (Michael Wittenborn). DR

De son côté, Inès, le portable greffé à l’oreille, est une quintessence de l’executive woman qui a tout sacrifié à son travail. Sanglée dans son tailleur sombre, les cheveux blonds tirés en sage chignon, l’Allemande est une vraie femme d’aujourd’hui. Elle a fait ses choix et entend bien mettre tous les atouts de son côté pour réussir sa carrière. Et tant pis s’il faut évoluer pour cela dans un environnement où la domination masculine règne en maître.

Dans Toni Erdmann, nom du personnage que Winfried Conradi va créer de toutes pièces pour « taquiner » sa fille, Maren Ade donne un tour politique à son film en confrontant deux générations. Celle d’un père qui, avant de tomber dans la résignation, cultivait des valeurs humanistes, de liberté, voire de rébellion. Celle d’une fille qui, bien que nourrie d’assurance et d’indépendance d’esprit par son père, a choisi une existence très éloignée des idéaux paternels, en privilégiant une carrière dans un domaine très conservateur où tout est axé sur le rendement et le profit…

Inès (Sandra Hüller) et son amant (Trystan Pütter). DR

Inès (Sandra Hüller) et son amant (Trystan Pütter). DR

Tout l’univers d’Inès, combattante résolue de l’économie de marché, est profondément ébranlé lorsque son père lui pose cette simple question: « Es-tu heureuse? » Et un certain Toni Erdman, perruque à cheveux longs et dentier proéminent, va achever d’introduire du chaos dans sa vie. Maren Ade multiplie alors les séquences loufoques (la réception de l’ambassade américaine où le père confie au PDG du principal client de sa fille, qu’il a été obligé de s’offrir une fille de substitution, le cadeau de la râpe à fromages, la visite chez les dames peignant des oeufs) pour amener le père et sa fille à établir de nouveaux rapports…

Et Winfried/Toni parviendra, non point à ouvrir les yeux d’Inès, mais à l’amener à s’assumer pleinement. La réception… nue qu’Inès organise chez elle pour son chef et ses collègues consultants est un moment d’anthologie. Avec notamment, la jolie assistante très dévouée et dénudée qui interroge: « Ca n’a rien de sexuel? » et Inès répondant: « C’est juste un challenge »… En ouvrant, en tenue d’Eve, la porte de son appartement à son boss, Inès a définitivement pris un nouveau départ. Et elle peut dire merci à Winfried/Toni…

Inès (Sandra Hüller) en plein challenge... DR

Inès (Sandra Hüller) en plein challenge… DR

Ce dernier pourra alors poursuivre son chemin, non sans constater amèrement, à propos de l’importance de communiquer entre père et fille: « Tout ça, on ne le comprend qu’après. Sur le moment, ce n’est pas possible. »

Porté par deux comédiens épatants (Peter Simonischek et Sandra Hüller), Toni Erdmann est un sacrée aventure de cinéma. Une réussite complète.

TONI ERDMANN Comédie dramatique (Allemagne – 2h42) de Maren Ade avec Peter Simonischek, Sandra Hüller, Michael Wittenborn, Thomas Loibl, Trystan Pütter, Hadewych Minis, Lucy Russell, Ingrid Bisu, Vlad Ivanov. Dans les salles le 17 août.

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