Marie, Boris, l’argent et la déchirure
Les histoires de couples qui ne vont pas bien, le cinéma en regorge… On était donc curieux de voir ce que Joachim Lafosse allait faire de cette « figure imposée », comme disent les patineurs sur glace… Curieux car on a conservé le souvenir du remarquable et terrible A perdre la raison (2012) où un couple, déjà (Emilie Dequenne et Tahar Rahim) se retrouvait pris dans les rets d’un manipulateur vénéneux et perdait totalement pied…
Après quinze années de vie commune, Marie et Boris ont décidé de se séparer. Oui, c’est elle qui a acheté la belle maison dans laquelle ils vivent avec leurs deux filles, Jade et Margaux. Oui mais c’est lui qui l’a entièrement rénovée. A présent, Marie et Boris sont obligés de cohabiter, Boris n’ayant pas les moyens de se reloger ailleurs…
L’idée du film est née d’une rencontre entre le cinéaste belge et Mazarine Pingeot et du désir commun de filmer le couple, de montrer les émotions, très fortes, qui sous-tendent les conflits conjugaux et dont l’argent est souvent le symptôme. De fait, Marie et Boris n’ont pas la même approche de l’argent. Quand leur couple allait bien, l’argent, puisqu’il permettait de faire fonctionner la famille, n’était pas un souci. Mais lorsque les deux n’arrivent plus à s’aimer, l’argent cristallise la discorde. Plus encore que la manière que Marie et Boris auraient à reconnaître ce qu’ils ont apporté, c’est leur perception de l’argent qui fait débat. Marie appartient à une famille nantie. Son père, même s’il était absent ou peu aimant, lui a laissé des moyens. Boris, lui, n’a que sa force de travail. Et lorsque le ton monte entre les deux, Boris n’hésite pas à donner une connotation politique à sa situation. Lui n’est qu’un « prolo » que sa « bourge » de femme a largement exploité… Evidemment, à l’heure des comptes, aucun des deux ne veut lâcher sur ce qu’il juge avoir apporté.
A travers le choix de son titre même, L’économie du couple peut donner lieu à une lecture politique. En effet, et au-delà du fait que cela permet une forte dramatisation, la cohabitation est d’autant plus douloureuse que la réalité économique est là : le coût des loyers dans les grandes villes est tel que Boris et Marie sont contraints de se côtoyer dans leur maison. Joachim Lafosse observe d’ailleurs : « Autrefois, on restait ensemble pour des raisons morales ; aujourd’hui on le fait pour des raisons financières »…
Dans cette cohabitation forcée, Joachim Lafosse réussit à faire circuler une véritable émotion. Marie et Boris se tournent autour, l’un allant se réfugier dans son bureau, l’autre occupant la chambre à coucher ou le canapé du salon. La cuisine devient aussi le lieu où s’échangent des propos banals mais qui traduisent ce qui a été avant la déchirure. Car, à cause de leurs filles, ils ont encore des choses à faire ensemble. Et le cinéaste se garde bien, à cet instant, de prendre parti. Il laisse au spectateur le soin d’être d’un côté ou de l’autre ou de… pas de côté du tout !
Mais ce qui fait aussi la force de ce drame intimiste, c’est la position de Jade et Margaux au cœur du conflit parental. Tour à tour pénibles envers leurs parents quand il s’agit de venir dîner ou d’aller se doucher ou dormir, les deux jumelles « régulent » aussi les règles fixées pour la cohabitation de Marie et Boris. « C’est pas son jour » dit Jade lorsque Boris vient les retrouver le mercredi après-midi… Boris a ses jours, Marie a les siens. Ce partage peut paraître mesquin et ce sont les fillettes qui semblent le rendre supportable. Et puis Jade et Margaux provoquent des moments de grâce comme cette danse –aux accents rythmés du Bella de Maître Gims- qui réunit les parents et les enfants.
A côté des fillettes, le personnage de la mère de Marie (la Bâloise Marthe Keller avec son savoureux accent suisse allemand) incarne une génération où l’on acceptait cette forme de compromission qu’est l’amitié en amour. Intrusive et maladroite, elle prône la réconciliation et estime que lorsque le désir n’est plus là, tout n’est pas forcément perdu. Evidemment, Marie pense tout le contraire.
Enfin, la maison occupe un rôle-clé. Théâtre d’un huis clos et incarnation de ce que le couple a eu envie de construire, elle permet aussi à Joachim Lafosse de magnifiquement jouer avec la présence de Marie et Boris dans le lieu. En se servant d’une nouvelle steady-cam –le Stab One- qui offre une encore plus grande fluidité des mouvements, le cinéaste passe, avec souplesse, de l’un à l’autre, les « écartant » hors-champ ou les enfermant dans un même plan mais séparés par une porte vitrée…
Pas tragique mais parfois tragi-comique, cette histoire d’un échec doit beaucoup à ses comédiens. Les jumelles Jade et Margaux Soentjens sont d’une époustouflante aisance. Dans le rôle de Boris, le réalisateur Cédric Kahn campe, avec intensité, un homme fragile qui apparaît tour à tour paumé et profiteur. Quant à Bérénice Béjo, qu’on a l’impression de ne plus avoir vu depuis longtemps, elle est admirable dans un personnage dur et désespéré qui ne supporte plus rien d’un homme qu’elle a certainement trouvé séduisant autrefois…
Après une scène d’une grande violence à l’hôpital, Joachim Lafosse, avant le jugement de divorce dans le cabinet d’un magistrat, réunit Marie et Boris dans un café. Le calme semble revenu. Si leur couple est un échec, si l’amour n’est plus, au moins vont-ils construire quelque chose avec leurs enfants. Mais ils ne le feront pas ensemble…
L’ECONOMIE DU COUPLE Comédie dramatique (Belgique/France – 1h40) de Joachim Lafosse avec Bérénice Béjo, Cedric Kahn, Marthe Keller, Jade Soentjens, Margaux Soentjens. Dans les salles le 10 août.