Michèle, les hommes et les femmes
On se demande, avec la pointe d’ironie qui va bien, à quoi pensait la « Miller team » au moment d’attribuer les prix du récent Festival de Cannes. Oh certes, depuis que le tapis rouge se déroule en mai sur les marches cannoises, il y a toujours eu des gens pour contester le palmarès et trouver que le leur aurait été bien meilleur. De la même manière, on n’a rien contre cet éternel combattant des justes causes qu’est Ken Loach et son dernier opus, désormais palmé, est sans doute énergique, voire nécessaire.
En fait, c’est à la vision, un rien tardive, du dernier film de Paul Verhoeven qu’on s’est dit que Elle aurait certainement mérité de figurer au hit-parade cannois. Parce que ce thriller est fort, violent, rapide, implacable et qu’il captive de bout en bout, y compris lorsqu’on a lu au préalable, Oh…, le bouquin de Philippe Djian (prix Interallié 2012) dont Elle est une adaptation signée du scénariste américain David Birke. Si les jurés cannois avaient, par exemple, eu besoin d’un prix d’interprétation féminine, Isabelle Huppert aurait été la comédienne toute trouvée. Mais bon, elle a déjà eu le prix à deux reprises, une fois en 1978 avec la Violette Nozière de Chabrol et une autre, en 2001, avec La pianiste de Haneke…
Cinéaste qui aime les femmes fortes, vénéneuses, voire criminelles (qu’on se souvienne de Sharon Stone dans Basic Instinct), Paul Verhoeven a trouvé, en Isabelle Huppert, l’interprète parfaite pour incarner Michèle, cette femme que rien ne semble pouvoir atteindre. A la tête d’une grande entreprise de jeux vidéo, elle gère ses affaires comme sa vie sentimentale: d’une main de fer. Elle devait primitivement se tourner aux Etats-Unis avant que le producteur Saïd Ben Saïd ne le rapatrie finalement en France. Non sans humour, le cinéaste batave observe qu’aux USA, aucune actrice n’aurait accepté de prendre en charge ce personnage hautement amoral…
La vie de Michèle va basculer lorsqu’un inconnu cagoulé de noir pénètre dans son domicile et l’agresse sexuellement. Plutôt que de porter plainte ou même de se plaindre aux siens, l’inébranlable Michèle va organiser la riposte et tout mettre en oeuvre pour traquer son agresseur. Mais les choses dérapent lorsqu’un jeu étrange et pervers s’installe entre la « victime » et son bourreau… Désormais, tout peut dégénérer. Avec brio, Paul Verhoeven embarque le spectateur dans un univers où éros et thanatos font terriblement bon ménage.
Dix ans après un Black Book bien tordu -ça fait long, quand même- Verhoeven est de retour au meilleur de sa forme. Son sens du récit est impeccable et surtout le cinéaste s’applique à ne pas expliquer le « comportement » de son héroïne. Tout est fluctuant chez Michèle, tout est inscrit dans une continuelle ambiguïté et il revient au spectateur -ravi de l’aubaine!- de se frayer un chemin dans les méandres du parcours de cette Michèle à laquelle son ex-mari lance un « La plus dangereuse, Michèle, c’est tout de même, toi! » lourd de sens…
Elle est un film sous tension. Les rapports que Michèle va instaurer avec son violeur sont toujours placés sous le signe d’une ambivalence équivoque et perverse. Mais surtout Verhoeven s’ingénie à dessiner une étonnante galerie de portraits autour d’une Michèle qui porte toutes les casquettes de la Femme avec un grand F: fille, mère, épouse, ex-épouse, amante, patronne. Dans tous ces rôles, Michèle distille le trouble. Ainsi, avec une mère âgée mais nymphomane (Judith Magre parfaite) avec laquelle elle partage le très lourd passé d’un père… tueur en série. Et si toute la façon d’être et de (sur)vivre de Michèle était contenue dans cette photo d’une fillette de dix ans, couverte de sang, avec le regard vide d’une enfant de tueur en série?
Ballottée par les événements, tour à tour cynique et généreuse, indépendante et dépendante, Michèle ne craque pas, ne tombe jamais… Et les femmes autour d’elle, semblent de la même trempe, en passant par Anna, l’amie de… maternité (Anne Consigny) avec laquelle Michèle a monté une société florissante ou encore Rebecca, la bourgeoise catho et inquiétante (Virginie Efira). Au contraire des femmes de Elle , les hommes ne sont pas à leur avantage. Vincent, le fils de Michèle, est un faible. Richard, l’ex, est un fruit sec qui tente pathétiquement de rester jeune. Kevin, le gamer et jeune amoureux transi, se retrouve littéralement à poil. Robert, l’amant, est une baudruche que Michèle détruit d’un meurtrier « Au début, c’est ta bêtise qui m’a séduite ». Quant à Patrick (Laurent Lafitte), le voisin, il se dérobe étrangement aux avances précises de Michèle. Et que dire de Ralf, l’ultime gigolo de la mère de Michèle!
Tour à tour comédie sociale, variation érotique et conte (a)moral, Elle est porté par une Isabelle Huppert, brillante et présente constamment à l’image. Plus diaphane que jamais, elle est une mante religieuse qui orchestre remarquablement son désir de violence. Au sommet de son talent (on arrive même à la voir penser!), la comédienne emporte son personnage dans d’insondables et vertigineux abysses.
Et lorsque les tensions seront retombées, Paul Verhoeven termine Elle sur un plan de Michèle et Anna s’éloignant. Pas dans un jardin de roses mais dans un cimetière… Mais ensemble. Michèle a-t-elle choisi son camp?
ELLE Thriller (France – 2h10) de Paul Verhoeven avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Anne Consigny, Charles Berling, Virginie Efira, Judith Magre, Christian Berkel, Jonas Bloquet, Alice Isaaz, Vimala Pons, Raphaël Lenglet. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 25 mai.