Julieta entre culpabilité et souffrance
Ah que les folles heures de la Movida semblent désormais bien lointaines! Exit les femmes au bord de la crise de nerfs, envolées les frasques de Victoria Abril grimpant au propre comme au figuré au rideau de Talons aiguilles ou s’amusant avec un drôle de jouet dans la baignoire d’Attache-moi! Avec son 20e film, présenté en compétition à Cannes, Pedro Almodovar donne ce que l’on ose qualifier d’oeuvre la plus… bergmanienne. Et, de fait, nous revient en mémoire ce panoramique des tensions entre mère (Ingrid Bergman dans son dernier rôle) et fille orchestré en 1977 par le maître de Farö. Le film s’intitulait Sonate d’automne.
Avec le maître espagnol, c’est plutôt une lumière chaude de printemps ou d’été qui baigne Julieta. D’emblée, dès que le générique court sur les images, Almodovar décline son « code couleurs ». C’est un rouge puissant qui envahit tout l’écran, celui d’une robe ample et mouvante… On pourrait se dire que le cinéaste joue immédiatement à donner des gages à ses admirateurs mais on mesure rapidement qu’il n’y a pas là de clin d’oeil. Pas plus d’ailleurs que, tout au long du film, lorsque le champ se remplit d’un mur de cuisine absolument écarlate, que la Julieta de 30 ans porte un pull bleu électrique, que l’autre jette une enveloppe bleue au panier, que passe dans le cadre un sac vert pomme, un gâteau d’anniversaire rouge fraise ou que la caméra file sur une boîte de lunettes jaune ou sur des baskets joyeusement bariolées…
Si la couleur appartient pleinement à l’écriture d’Almodovar et fait le charme, l’intérêt et l’originalité d’une oeuvre directement reconnaissable, Julieta puise spécialement à ce questionnement de la filiation qui traverse tout le cinéma du réalisateur de Tout sur ma mère (1999). Une quête qui passe par des portraits de bonnes ou de mauvaises mères tout en remettant aussi en question la notion de maternité à travers d’autres modèles, de nouvelles figures comme des transsexuels qui deviennent des mères…
Si, dans le foisonnant Todo sobre mi madre, il mettait en scène une mère mais aussi une actrice lesbienne, une religieuse enceinte, un camionneur devenu une « femme authentique », un père nommé Lola, Almodovar, avec Julieta, va se concentrer pleinement sur un personnage qu’il saisit à deux âges de sa vie et dont il va littéralement décortiquer, dans un aller-retour entre le passé et le présent, la destinée, la culpabilité, l’incertitude, le doute et, dit-il, « ce mystère insondable qui nous pousse à abandonner les êtres que nous aimons en les effaçant de notre vie comme s’ils n’avaient jamais existé ».
Belle femme de la petite cinquantaine, Julieta s’apprête à quitter définitivement Madrid pour aller vivre au Portugal avec son compagnon Lorenzo. Mais, au coin d’une rue, elle tombe par hasard sur Beatriz, la meilleure amie d’enfance de sa fille Antia. Ce que Bea lui rapporte sur Antia va pousser Julieta à changer complètement ses plans. Car Bea lui apprend qu’elle a croisé, une semaine plus tôt, Antia et ses jeunes enfants dans une petite ville de Suisse. Julieta est profondément perturbée car elle a perdu depuis de longues années tout contact avec sa fille… S’installant dans un vaste appartement de l’immeuble madrilène où elle avait vécu autrefois avec Antia adolescente, Julieta décide de lui écrire tout ce qu’elle a gardé secret depuis toujours.
On connaît le goût de Pedro Almodovar pour le mélodrame et ses luxuriantes variations mais, avec Julieta, il s’inscrit dans un drame dur mâtiné de mystère. La question est moins de savoir comment retrouver cette Antia disparue sans laisser d’adresse que de savoir pourquoi elle est partie sans laisser la moindre explication. Pour Julieta, c’est une douleur aussi incompréhensible qu’inacceptable. Et le cinéaste « colle » de près à sa Julieta pour saisir la palette de ses états d’âme lorsqu’elle se demande ce qu’elle a raté dans sa relation (ou sa non-relation) avec Antia, comment les choses ont pu se gâter au point qu’Antia fuira sans retour…
A l’instar de cette photo déchirée de la mère et de la fille que Julieta reconstitue, va s’organiser un puzzle où reviennent Xoan, le pêcheur barbu père d’Antia disparu en mer dans des conditions tragiques, le propre père de Julieta, ancien instituteur devenu agriculteur pris entre une épouse très malade et une garde-malade marocaine avec laquelle il a une liaison ou encore Ava, l’amie artiste de Xoan dont les sculptures traversent le film… Tandis que Julieta observe de jeunes basketteuses qui lui font penser à Antia et Béa, Almodovar résume la quête de cette mère: « Ton absence remplit ma vie et la détruit ».
Si le cinéaste se concentre sur Julieta, son scénario, dense et complexe, fait aussi la part belle à des références comme Hitchcock à travers les voyages et les rencontres en train et une Julieta aussi blonde que les héroïnes de Sir Alfred, comme Lucian Freund dont on aperçoit plusieurs fois un visage d’homme ou encore Patricia Highsmith dont Lorenzo, le compagnon de Julieta, dit, qu’à force de se cacher au coin des rues pour suivre Julieta, il ressemble à l’un des personnages obsessionnels de l’écrivaine américaine.
Pour Julieta, Almodovar s’est inspiré de trois nouvelles du recueil Fugitives paru en 2004 sous la plume de la Canadienne Alice Munro, prix Nobel de littérature 2013. Dans un premier temps, le cinéaste songea à situer son intrigue à New York puis, au fur et à mesure que son scénario s’écrivait et qu’il s’éloignait d’Alice Munro pour voler de ses propres ailes, Almodovar donna, à Julieta, ce cadre madrilène et espagnol (le port de Redes en Galice, l’Andalousie et les Pyrénées aragonaises) qui lui va bien.
Après ce film drôle, surréaliste mais mineur qu’était Les amants passagers (2013), Almodovar donne, avec Julieta, une œuvre forte portée par les beaux visages de nouvelles venues (Emma Suarez en Julieta de 40-50 ans et Adriana Ugarte en Julieta de 25-30 ans) dans son cinéma. Un film qui captive parce qu’il entraîne dans les tréfonds souffrants d’une mère confrontée à ses souvenirs, à sa solitude, à sa folie même…
JULIETA Drame (Espagne – 1h39) de Pedro Almodovar avec Emma Suarez, Adriana Ugarte, Daniel Grao, Inma Cuesta, Dario Grandinetti, Michelle Jenner, Rossy de Palma, Pilar Castro, Joaquin Notario. Dans les salles le 18 mai.