La Shoah et les secrets de famille
Pourquoi donc Nathan Wagner se bat-il sauvagement, la nuit, dans les rues de Paris avec de parfaits inconnus? Ce professeur de lycée expliquera plus tard: « Je frappe pour lutter contre l’obscurité… » Mais c’est du côté du camp de concentration de Buchenwald que l’enseignant français va, à son tour, être foudroyé. Visitant une exposition sur la vie du camp, il remarque, sur une photo montrant le docteur Erich Wagner en uniforme de la SS, un déporté qui ressemble étrangement, terriblement à Adrien, son propre père… Cette vision va totalement bouleverser l’existence de Nathan Wagner. Dès son retour en France, Nathan (Stanley Weber, le fils de Jacques) va se mettre à enquêter. Sur cette photo dont les visages le hantent, puis peu à peu sur tous les secrets de sa famille.
Pour L’origine de la violence, Elie Chouraqui s’est largement appuyé sur le livre éponyme de Fabrice Humbert, l’écrivain collaborant même au scénario du film. Paru en 2009 aux éditions du Passage, ce roman, teinté d’une part d’autofiction, détaille, de manière complexe, le parcours de Nathan Wagner sur la trace de ce détenu qui se revèle être son véritable grand-père. Alors que Nathan -malgré la connotation juive de son prénom- se pensait catholique au sein des Fabre, une famille très respectable de la grande bourgeoisie française, c’est peu à peu l’autre famille, les Wagner, qui va apparaître. Cette branche cachée dont on ne parle jamais du côté des Fabre…
« Le silence, cette lèpre », dit le film de Chouraqui… Alors, avec un certain sens du mélodrame qui va flirter, à la fin des années 30, avec la tragédie, le cinéaste met en place une manière de puzzle des familles. Deux générations plus tôt, c’est l’amour qui va faire se croiser les destins des familles lorsque le séduisant Nathan « pique » au riche Marcel Fabre sa femme, la belle Virginie, pour vivre avec elle une liaison éclatante. Mais ce « fait d’armes » est d’autant plus terrible et éphémère que les drames de la guerre et plus encore des dénonciations vont s’en mêler.
Dans cette saga où les images de temps différents s’entrechoquent parfois, où les époques se croisent, où l’on saute de l’enquête contemporaine d’un Nathan qui constate « On m’a menti depuis toujours » aux années noires de la guerre en passant par le confort feutré et les fêtes discrètes des Fabre, Elie Chouraqui est tout à fait à son affaire. Il faut dire qu’il dispose de beaux personnages comme Adrien (Richard Berry, tout en retenue), le père de Nathan, qui déjeune avec lui toutes les semaines du même plat dans le même restaurant mais qui élude ses questions par un « Il ne faut pas vivre dans le passé » ou encore le Marcel Fabre d’aujourd’hui (Michel Bouquet, parfait comme à son habitude), malicieux mais aussi inquiétant commis de l’Etat cultivant une tranquille retraite…
Chouraqui peut aussi étayer son aventure intime de répliques comme « Toutes les familles ont des secrets. Ca n’empêche pas de vivre? Si? » ou encore « Il faut oublier. L’oubli, c’est ce qu’on a trouvé de mieux pour le secret ». Malheureusement, c’est lorsque L’origine de la violence évoque la déportation qu’un certain malaise s’installe. Bien sûr, Chouraqui qui a réussi avec difficulté à obtenir le droit de tourner à Buchenwald, ne montre pas les alignements des fantômes en tenue rayée, ni la fumée sortant des cheminées des fours crématoires mais ses images de déportés décharnés dérangent. Et ce n’est pas parce qu’ils rient et s’amusent pour tenter de survivre un peu. Non, c’est peut-être parce qu’un autre film est passé par là et qu’il nous trotte encore dans la tête. On songe évidemment au Fils de Saul où le réalisateur hongrois Laszlo Nemes avait, avec une impressionnante puissance d’évocation, privilégié le hors champ pour dire l’innommable horreur de la Shoah… Et que dire aussi de la longue séquence où Nathan sert comme domestique chez le commandant du camp et où il croise la terrifiante Ilse Koch, la chienne de Buchenwald?
Enfin, Elie Chouraqui, dont la sincérité ne peut être mise en doute, nous gratifie, in fine, d’un nouveau rebondissement qui « alourdit » un peu plus le film en lui ajoutant un chapitre supplémentaire… Quant au Nathan d’aujourd’hui, il aura rencontré, dans son périple, une jeune et belle Allemande de Weimar avec laquelle, libéré des cauchemars, des monstres et de la peur, il s’inventera probablement une existence… européenne.
L’ORIGINE DE LA VIOLENCE Drame (France – 1h50) d’Elie Chouraqui avec Stanley Weber, César Chouraqui, Richard Berry, Miriam Stein, Michel Bouquet, Catherine Samie, Romaine Cochet, Christine Citti, Didier Bezace, Jean Sorel, Joseph Joffo, David Kammenos, Lars Eidinger. Dans les salles le 25 mai.
ELIE CHOURAQUI: « COMME UNE SOMME DE MON TRAVAIL… »
Quand on lui demande combien de temps a duré l’écriture de son dernier film, le cinéaste répond, avec un sourire: « Une soixantaine d’années… » et d’ajouter: « Mais c’est vrai, ce film est, pour moi, une somme. J’y traite de thèmes qui ont traversé toute mon oeuvre, que ce soit la famille comme dans Les marmottes ou Qu’est-ce qui fait courir David? mais aussi la guerre et ses souffrances comme dans O Jérusalem ou Harrison’s Flowers… » De passage, fin mars, aux 20e Rencontres du cinéma de Gérardmer, Elie Chouraqui constate: « On pourrait dire que c’est un film de seniors mais je suis certain qu’il peut concerner les plus jeunes spectateurs. » Accompagné de son fils César qui tient dans le film le double rôle de Nathan Wagner en 1937 et d’Adrien Fabre en 1962, le metteur en scène a forcément évoqué la question du rapport père-fils: « Tourner avec César a été une expérience joyeuse! Avoir un projet en commun qui vous habite pendant plus de deux ans est la meilleure chose qui puisse arriver à un père et à son fils… » Et le père de constater: « César veut vraiment devenir acteur mais cela a été un choc pour lui de se préparer à ce personnage… » Et Elie Chouraqui confie encore que voir César en uniforme de déporté à Buchenwald lui a fait un effet d’autant plus terrible que son fils avait alors perdu quinze kilos pour les besoins du rôle…