Affreux, tordus, cupides et volants
« Comme c’est pittoresque, ces cueilleurs de moules! » On pourrait, au tout début de Ma Loute, penser, un (très) bref instant assister à un joli film d’époque où se côtoieraient des vacanciers venus de la ville et des autochtones prêts à faire apprécier les produits de la mer… Il n’en est absolument rien et le « Mais quel bonheur de se retrouver à chaque fois sur cette côte! » lancé par la famille Van Peteghem sonne moins comme l’expression d’un prochain plaisir que comme l’annonce imminente d’inattendues catastrophes…
Avec Ma Loute, Bruno Dumont est de retour en compétition au Festival de Cannes, là où il était apparu, pour son premier long-métrage, en pleine lumière en 1997 avec La vie de Jésus qui obtint un mention spéciale Caméra d’or. Deux ans plus tard, il était à nouveau en compétition avec L’humanité qui raflait cette fois le Grand prix du jury, un double prix d’interprétation et installait le cinéaste-philosophe nordiste dans un statut très à rebours de la production française contemporaine. Bruno Dumont est encore revenu sur la Croisette en 2006 avec Flandres (Grand prix) puis en 2011 à Un Certain regard avec Hors Satan et, en 2014, à la Quinzaine des réalisateurs, avec P’tit Quinquin, la série écrite pour Arte qui ouvrait déjà la voie de la comédie burlesque…
Avec Ma Loute, le cinéaste pousse le bouchon très loin pour le plus grand plaisir de ceux qui aiment les situations déjantées et loufoques qui puisent dans le drame les ressorts de la comédie. Et de fait, Bruno Dumont signe là son film le plus accessible pour le grand public, lui qui, en cherchant dans ses oeuvres l’essence de l’être humain et en traquant la « douce lumière » tapie dans l’Homme malgré la laideur et la violence du monde, faisait un cinéma souvent déroutant, parfois abscons, toujours âpre.
D’un côté, voici donc les Brufort, une famille de « fermiers » de la mer, avec un père surnommé L’Eternel et très taiseux, une mère quasi-mutique, trois petits chenapans et un grand frère surnommé Ma Loute. De l’autre côté, venant depuis toujours en villégiature dans ce joli coin de la Côte d’Opale qu’est la baie de la Slack, voilà les Van Peteghem, grands bourgeois lillois qui possèdent une étonnante villa de style égyptien surplombant la baie. On trouve là André Van Peteghem, sa femme Isabelle, leurs filles Blanche et Gaby, accompagnées de Billie, leur cousine et fille d’Aude Van Peteghem, la soeur d’André, qui viendra bientôt rejoindre la famille…
Mais, dans ce coin de toute beauté, l’ambiance est plutôt au mystère. Car on constate une série d’inquiétantes disparitions. L’inspecteur Machin et son fidèle adjoint Malfoy mènent l’enquête mais n’arrivent à rien… Voilà pour ce que pourrait encore paraître vraisemblable dans cette histoire qui va rapidement devenir très improbable.
Spécialiste d’un cinéma rudement naturaliste mais n’ayant plus, ici, le réel pour source d’inspiration, Bruno Dumont s’en donne à coeur joie dans la fantaisie la plus débridée. Et si Ma Loute délire dans les grandes largeurs de la démesure, le propos est cependant constamment sous contrôle, tant dans la maîtrise de décors d’époque qui incarne le délire (la villa ptolémaïque, véritable « folie » fin 19e, existe bel et bien: il s’agit du typhorium Wissant dans le Pas-de-Calais) que dans le travail sur une lumière qui entend donner chair au passé et évidemment dans la maîtrise du rythme, essentielle à toute comédie. Dumont ne fait pas mystère qu’il a songé à Max Linder pour le côté guindé des Van Peteghem ou à Laurel et Hardy pour leur dynamique corporelle. En effet, les corps sont mis à rude épreuve et les chutes abondent d’entrée… L’inspecteur Machin ne cesse de dévaler la dune comme une barrique et se retrouve sur le ventre sur les scènes de crime… Isabelle van Peteghem dégringole de son tabouret en époussetant le lustre du salon et son mari a une démarche en équilibre instable quand il ne s’affale pas dans son transat… Mais de la chute à l’élévation, il n’y a qu’un pas et d’aucuns prendront l’air!
« Le social ne résiste pas longtemps, note le cinéaste, au grossissement du burlesque ». Coincés dans leurs alliances incestueuses et dégénératives, les riches décadents tout comme les frustres Brufort qui, eux, bouffent littéralement du bourgeois, sont passés à la moulinette avec une claire jubilation… Et on déguste, en fronçant maintes fois les sourcils devant tant de vacharde drôlerie, les péripéties grotesques d’une paire de flics, mix étonnant de Dupont et Dupond et des Keystone Cops, d’une bonne qui ne sait pas servir à table, d’une procession à Notre-Dame des Flots, d’une course de char à voile qui se finit mal sans oublier une nymphomane et quelques nudistes…
Et puis, au milieu de ce charivari, comme une parenthèse enchantée, Dumont a placé une romance amoureuse entre Ma Loute et la jolie Billie… Enfin les accords romantiques du compositeur belge Guillaume Lekeu s’élèvent sur les roseaux de la baie pour accompagner les premiers baisers du jeune couple. Mais il sera dit que rien ne pourra aller droit dans cette aventure et Dumont glisse la contemporaine question du genre dans son film d’époque. Car Billie est peut-être un garçon déguisé en fille. En tout cas, l’androgyne Billie change souvent d’apparence et le cinéaste, dans un plan énigmatique, nous le/la montre, de dos, entrant nu(e) dans l’onde en retirant sa perruque. Touché par le désir et déstabilisé par le trouble, Ma Loute assumera la mystification… Non, sans pousser, un inquiétant cri de bête…
Enfin Bruno Dumont peut s’appuyer sur un casting absolument épatant. Brandon Lavieville (Ma Loute) a une vraie tronche de cinéma mais, évidemment, ce sont trois grands acrobates qui nous ébahissent. Fabrice Luchini, un André van Peteghem complètement tordu au propre comme au figuré, en fait des tonnes mais il est parfait puisque le genre est au burlesque. C’est le cas aussi de Valeria Bruni Tedeschi en bourgeoise hystéro-coincée. Quant à Juliette Binoche, elle campe une Aude van Peteghem totalement farfelue et complètement barrée qui envoie à son frère, un « Vous trouvez des mots pour donner du sens au pire » lourd de sous-entendus…
Version nordiste d’un Affreux, sales et méchants mêlant brillamment le rire et le pire, Ma Loute est un régal!
MA LOUTE Comédie (France – 2h02) de Bruno Dumont avec Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Valeria Bruni Tedeschi, Jean-Luc Vincent, Brandon Lavieville, Raph, Didier Després, Cyril Rigaux, Laura Dupré, Thierry Lavieville, Lauréna Thellier, Manon Royère, Caroline Carbonnier. Dans les salles le 13 mai.