La grande solitude du vendeur de cuisines
Dans son métier, Serge est manifestement une pointure. Le genre de type dont on dit qu’il est « reconnu par la profession ». Depuis plus de trente ans, Serge est vendeur pour des cuisinistes. Il ne travaille pas pour une enseigne mais intervient, notamment dans des salons ou des foires, comme free-lance. Un extra qui va, de lieu en lieu, comme un lonesome cow-boy. Car, très rapidement dans Vendeur, émerge un sentiment de grande solitude, une solitude masquée par des apparences clinquantes, mais quand même un réel isolement…
Lorsque Serge débarque sur son lieu de travail, on pourrait dire sa… scène, c’est tout juste si ses employeurs ne lui déroulent pas le tapis rouge. Parce que depuis le temps que le gaillard écume les zones commerciales et les grands magasins, il a la réputation de garantir à ses employeurs un retour sur investissement immédiat et spectaculaire. Avec Vendeur, Sylvain Desclous va brosser le portrait d’un homme qui a tout sacrifié à son travail. Au point de s’être forgée une personnalité aussi rigoureuse que sont durs ses cols de chemise. La vente est un show et Serge s’y entend pour emballer ses clients. Il sait les écouter mais aussi les faire parler, les faire sourire et même les émouvoir, quitte à jouer sur les avis divergents de madame et de monsieur…
Mais, et c’est la force première de Vendeur, Sylvain Desclous peaufine l’autre face de Serge… Derrière le hâbleur baratineur, se cache un type qui arrive au bout du rouleau. Les jeux de rôle pour faire monter la testostérone chez les commerciaux, il a donné depuis longtemps. Comme un musicien qui aurait fait tant et tant de tournées à travers le pays, Serge est fatigué. Pire, il doute et est bien obligé d’admettre que sa solitude est totale et que son vide affectif est patent. Alors, en bon noceur, il tente de continuer à donner le change. Il traîne dans les bars, boit beaucoup trop, sniffe de la la cocaïne et finit ses nuits avec des prostituées…
Mais, lorsque Gerald, son fils qu’il ne voit jamais, vient lui demander du travail pour financer les travaux de son futur restaurant, Serge comprend, sans vouloir vraiment l’admettre, que les challenges qu’il se fixe encore, sont devenus vains. Et il va se demander s’il a raison d’aider Gerald à entrer dans l’univers, au demeurant plutôt machiste, des vendeurs.
Si l’on s’attache volontiers à Serge, le fanfaron qui a perdu depuis longtemps son âme, c’est étrangement lorsque se produit la rencontre entre le père et le fils, que Vendeur perd singulièrement de sa substance. Le scénario semble alors moins fort, moins pertinent. Et Pio Marmaï, avec une silhouette alourdie, ne réussit pas à nous faire adhérer vraiment aux atermoiements et aux mensonges de Gerald.
Vendeur réussit, du point de vue formel, à éviter l’image naturaliste pour faire de l’aventure de Serge une sorte de road-movie porté par une bande-son agréablement bluesy. Au volant de sa BMW vintage, Gilbert Melki apporte à ce Serge qui se la joue dans la flambe, un petit côté décalé, façon mafieux américain. Son jeu minimaliste donne une belle intériorité douloureuse et blessée à un personnage qui, lorsque ses employeurs décident de le mettre sur la touche, lâche: « On ne chasse pas le lion, on le tue ».
Enfin Sylvain Desclous a mis, dans Vendeur, une suite de beaux seconds rôles. C’est le cas de Pascal Elso en patron de l’entreprise qui emploie Serge… On reconnaît aussi Serge Livrozet (le père de Serge), ancien délinquant et militant connu pour ses prises de position contre les quartiers de haute sécurité dans les prisons ou encore Romain Bouteille qui, dans la séquence des obsèques, distille sa loufoquerie surréaliste. Enfin, comme très souvent dans ses rôles, Sara Giraudeau, dans un court rôle de prostituée, est d’une folle poésie…
VENDEUR Comédie dramatique (France – 1h29) de Sylvain Desclous avec Gilbert Melki, Pio Marmaï, Pascal Elso, Clémentine Poidatz, Sara Giraudeau, Christian Hecq, Serge Livrozet, Damien Bonnard. Dans les salles le 4 mai.
SYLVAIN DESCLOUS: « L’OBSESSION DE LA PERFORMANCE… »
Venu aux 20e Rencontres du cinéma de Gérardmer avec Gilbert Melki, sa tête d’affiche, le réalisateur Sylvain Desclous disait: « Quand on me demande ce que raconte le film, je commence toujours en disant que c’est l’histoire d’un homme qui s’appelle Serge… » De fait, avec Vendeur, son premier lon-métrage, le cinéaste aborde un univers que le cinéma français a plutôt rarement exploité, celui du monde du travail. « C’est vrai que j’ai eu envie de montrer comment l’obsession de la performance et du chiffre a pris le pas sur d’autres valeurs plus essentielles à mes yeux… » Familier du monde de l’entreprise dans sa vie professionnelle antérieure, Sylvain Desclous a eu l’idée de son film en voyant un reportage à la télévision sur un vendeur de cuisines. Si l’angle du reportage était plutôt celui de la réussite matérielle et sociale, le metteur en scène observe: « J’y ai surtout vu le prix à payer. Le vendeur dont on faisait le portrait, menait dans son travail une existence très solitaire et, à mes yeux, assez triste. » Lorsqu’on demande à Sylvain Desclous, quel regard il porte maintenant sur Vendeur, il sourit: « Mon souhait est de faire un bon film, pas un premier film… »