Un si grand désir de bonheur
« Une fille qui lit sera une mauvaise épouse ». Voilà, c’est dit. Et surtout le ton est donné. Dans l’Inde d’aujourd’hui, et probablement plus encore dans les campagnes, être une femme n’est pas une sinécure et encore moins une situation enviable. Avec La saison des femmes, la cinéaste Leena Yadav plante d’entrée le décor avec Rani et Lajjo, deux amies qui circulent à bord d’un de ces bus bariolés qui font les belles cartes postales… Tandis que Rani serre son foulard sombre sur sa tête, Lajjo sort la sienne par la fenêtre et soupire d’aise: « Le vent me passe sur tout le corps! » Un petit bonheur sensuel alors que justement les femmes sont interdites de cette délectable euphorie.
Déjà réalisatrice de deux longs-métrages en 2005 et 2010 mais aussi de centaines d’heures de programmes pour la télévision, Leena Yadav a sillonné, durant l’hiver 2012, le désert aride du Kutch, dans l’état du Gujarat au nord-ouest de l’Inde, en quête d’histoires à raconter. Dans un village, la cinéaste a rencontré une femme nommée Rani qui, devenue veuve à l’âge de quinze ans, a consacré sa vie à l’éducation de ses enfants. Leena Yadav a eu envie de raconter son histoire quand Rani l’a prise par la main pour lui confier: « On ne m’a pas touchée depuis dix-sept ans. J’ai enfoui tous mes besoins au fond de moi pour faire ce qui convient pour mes enfants… »
C’est ce pathétique et bouleversant « qui convient » qui a été le déclencheur d’une saga féminine (et féministe!) pleine de violence et de soumission, de désirs et de pulsions, d’énergie et de bonheur, d’amour et d’ailleurs… Ce qui frappe d’entrée dans les quatre portraits croisés qui composent Parched (en v.o.), c’est le cercle vicieux d’un univers patriarcal où la misogynie constitue la norme. Que les anciens produisent ces schémas pourrait, à la rigueur, être compréhensible. Mais la cinéaste montre bien, notamment à travers le personnage de Gulab, le fils de Rani, que les jeunes générations de mâles ont reçu des anciens la colère et l’agressivité comme techniques de survie. On leur a inculqué que les femmes sont des objets sexuels, des possessions…
Au coeur de La saison des femmes, on trouve donc Rani, la veuve au beau visage grave, toujours vêtue de noir, qui se saigne aux quatre veines pour trouver une jeune épouse pour son Gulab. Ce sera une rondelette gamine couverte de tissus chamarrés et de bijoux clinquants prénommée Janaki… Tandis que ses copains et lui regardent des images pornos sur leur smartphone, Gulab demandera: « Elle est jolie? » et « Ils ont baissé la dot? »
Amie proche de Rani, la souriante Lajjo aurait pourtant toutes les raisons de faire grise mine. Car quasiment chaque fois qu’elle rentre chez elle, c’est pour prendre des coups assenés par un mari alcoolique qui lui reproche d’être incapable de lui donner une descendance… Rani et Lajjo se soutiendront sans faillir, au risque même de la tentation saphique. Enfin, on découvre la coruscante Bijli, danseuse itinérante et prostituée de hasard, qui sur scène, électrise des hommes frustrés et au bord de l’apoplexie en leur promettant luxure, passion et tremblement de terre dans leur lit. Mais c’est, paradoxalement, cette « femme publique » qui représente la voix de l’émancipation de la femme, sans doute parce qu’elle a déjà franchi les limites étroites des villages…
Tout en traitant une chronique sociale faite de réalités très violentes, La saison des femmes s’inscrit aussi dans la tradition du cinéma de Bollywood. On y chante et on y danse, on y pleure et on y rit. Mais cette façon de filmer n’enlève rien à la puissance d’évocation du film. Bien, au contraire, elle lui apporte une véritable et électrisante énergie. En suivant les aventures de quatre femmes qui vont se révéler pleines de ressources, Leena Yadav réussit aussi un film qui appelle un chat un chat. « Si les hommes pouvaient, ils nous baiseraient sans arrêt », constate l’une tandis que l’autre se fait des sensations inattendues avec les vibrations de son téléphone portable tout en frémissant comme une jeune fille aux appels d’un soupirant anonyme…
Longtemps après les avoir quitté sur l’écran, on se souvient encore des visages de Rani, Lajjo, Janaki et Bijli et de leurs belles interprètes… Telles des Thelma et Louise indiennes, la cinéaste de La saison des femmes envoie ses héroïnes sur la route à bord d’un triporteur décoré de néons. Lajjo aura connu un amant mystique et enfin attentionné. Toutes se seront baignées nues dans la nuit. Elles pourront crier des insultes aux hommes, jeter leurs voiles par-dessus les moulins pour revendiquer bien fort une petite part de bonheur…
LA SAISON DES FEMMES Comédie dramatique (Inde – 1h56) de Leena Yadav avec Tannishtha Chatterjee, Radhika Apte, Surveen Chawla, Lehar Khan, Riddhi Sen, Mahesh Balraj, Chandan Anand, Sumeet Vyas, Adil Hussain, Dans les salles le 20 avril.