L’excellence à la baguette
« Five, six and… » Dans les rangs du Studio Band du Conservatoire Schaffer de Manhattan, ça ne rigole pas. Au pupitre, le terrible Fletcher mène la vie (très) dure à de jeunes musiciens qui, pourtant, semblent talentueux. Mais, avec Fletcher, le talent ou la promesse du talent, c’est largement insuffisant. Ce qu’il exige de ses musiciens, c’est l’excellence…
Dans la nuit du conservatoire, Andrew Neiman tape avec acharnement sur ses peaux. Lentement la caméra avance sur lui. C’est ce jeune type en tee-shirt blanc que le réalisateur Damien Chazelle a placé au coeur de son film. Face à lui, comme sorti de l’ombre, va apparaître le redoutable Fletcher. Le prof aux mains d’étrangleur a bien senti le potentiel du gamin. Il a compris aussi qu’Andrew veut devenir l’une des meilleurs batteurs de jazz de sa génération.
La musique, dit-on, adoucit les moeurs. Mais pour arriver à l’excellence exigée par Fletcher, c’est quasiment sur un ring qu’Andrew doit monter. Car lorsqu’il quitte l’orchestre, après des heures de répétitions, il est épuisé comme un boxeur après quinze rounds à fond. Pire, il a les mains en sang.
Avant de passer derrière la caméra, Damien Chazelle fut lui-même un batteur de jazz de talent. On peut donc imaginer que les situations décrites correspondent, sinon à la réalité, du moins à une réalité que Chazelle a peut-être connue. En tout cas, le jazz selon Fletcher, c’est l’enfer. Que le prof hurle: « Tu vas jouer à mon tempo, bordel? » passe encore mais le voir s’acharner sur un malheureux tromboniste surnommé Bouboule pour le faire craquer et avouer une fausse note qu’il n’a, au final, pas commise, c’est assez intolérable…
Et pourtant ce Whiplash -du nom d’un morceau joué par le band mais signifiant aussi coup de fouet en anglais- est une fiction à laquelle on s’attache avec plaisir. Bien sûr, la confrontation entre le maître et l’élève n’est pas un thème très neuf mais il est élevé, ici, au niveau d’un conflit violent entre un chef odieux et un gamin fragile mais déterminé à atteindre son rêve, ressembler à ce Buddy Rich dont le poster décore sa chambre…
Les personnages secondaires (le père-écrivain qui a renoncé, Nicole la petite amie qu’Andrew plaque pour se consacrer totalement à son art ou encore la famille passionnée plus par le football américain que par le jazz) semblent un peu fades ou prévisibles face au tandem Neiman/Fletcher. Car ce Fletcher, toujours vêtu de noir, est une figure impressionnante capable de traiter Neiman de « singe à cymbales », de « pisseuse de 9 ans » ou de « sodomite » peut aussi verser une larme à la mémoire d’un jazzman tué dans un accident de voiture…
Couronné du grand prix au dernier Festival de Sundance, ce Whiplash est un beau fleuron du cinéma indépendant américain. Chazelle filme cette aventure d’initiation comme une course poursuite ou, mieux encore, comme un braquage de banque et considère chaque concert comme une affaire de vie ou de mort. Whiplash permet aussi de voir à l’oeuvre, face à Miles Teller en jeune Neiman, un épatant J.K Simmons qui se régale manifestement à faire de son Fletcher une formidable et pathétique crapule. Mais celui qui fut l’inénarrable Jameson, redacteur en chef du Daily Planet dans Spiderman, finit quand même par montrer son vrai visage, celui d’un pédagogue, aux méthodes certes très limite, qui s’ingénie à pousser ses élèves au-delà de ce qu’ils attendent d’eux.
Pour convaincre Neiman du bien-fondé de sa « démarche », Fletcher raconte volontiers un épisode de la vie de Charlie Parker. Le jeune Bird participait un jour à un concert dans un club et avait complètement raté son solo. Jo Jones, le batteur du club lui lança une cymbale à la tête et Charlie Parker fut hué par le public. Rentré chez lui, Bird se coucha en larmes et se promit de revenir, un jour, montrer à ce public qui il était. Ce qu’il fit. Et Fletcher d’ajouter: « Jo Jones aurait pu lui dire: ce n’est pas si grave. C’était du bon boulot quand même… » Or, lance Fletcher à Neiman, « les deux pires mots pour un artiste sont bon boulot ». Seule l’excellence compte… On n’osera donc pas dire, ici, que Whiplash, c’est du bon boulot… Mais clairement, ça l’est.
WHIPLASH Comédie dramatique (USA – 1h45) de Damien Chazelle avec Miles Teller, J.K. Simmons, Melissa Benoist, Paul Reiser, Austin Stowell, Jayson Blair. Dans les salles le 24 décembre.