Quand une « cash-machine » explose
Qui peut dire qu’il ne connaît pas Jérôme Kerviel? En 2008, le nom du trader (entré dans l’anonymat le plus complet en 2000 au sein de la Société générale) était le patronyme le plus consulté sur les moteurs de recherche du net. Ensuite, on a tout su (ou presque) de cet opérateur de marchés, âgé de 31 ans, dont les prises de risque auraient pu faire basculer sa banque voire même le système financier mondial… Deux ans plus tard, Kerviel était condamné à cinq ans de prison dont trois ferme et aux plus lourds dommages-intérêts jamais vus pour un particulier: 4,9 milliards d’euros! Et les péripéties judiciaires de l’affaire Kerviel ne sont pas terminées…
Que cette aventure bien française ait pu séduire le cinéma national tombe sous le sens. D’autant que l’exemple venu d’Hollywood nous a déjà abreuvé de thrillers qui ont, d’une certaine manière, familiarisé les spectateurs avec les arcanes des marchés et les magouilles financières comme les deux Wall Street (1987 et 2010) d’Oliver Stone ou plus récemment Margin Call (2011) de JC Chandor, Le loup de Wall Street (2013) de Scorsese, The Big Short: le casse du siècle (2015) d’Adam McKay ou encore le tout récent Money Monster de Jodie Foster…
Si le cinéma français est moins riche du côté des thrillers financiers (Le Capital, en 2012, de Costa Gavras a été globalement éreinté par la critique), Christophe Barratier peut se targuer de lui avoir apporté un film qui a le mérite d’être bien rythmé et de nous donner à découvrir un personnage dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est d’une intéressante complexité. Le propos du cinéaste n’est clairement pas, ici, de chercher à déterminer une culpabilité, encore moins à enfoncer des portes ouvertes. « Dire que la finance, c’est mal, sourit Barratier, on le sait depuis 1929″. En fait, L’outsider, en dramatisant nécessairement les faits (qui sont justes), en fusionnant quelques personnages, ambitionne de montrer comment se sont mis en place les éléments qui ont conduit à « l’affaire ».
En s’inspirant de L’engrenage – mémoires d’un trader, le livre de Jérôme Kerviel publié en 2010 chez Flammarion et en prenant le point de vue narratif de Kerviel, Christophe Barratier va donc se glisser dans les pas du jeune trader pour détailler son parcours entre le moment où il pousse les portes de la Société générale et l’instant où éclate l’affaire Kerviel… Armé d’un DESS de finance, le Breton venu d’une bourgade de pêcheurs du Finistère va être affecté au middle office, sorte de secrétariat chargé de comptabiliser les ordres passés par les prestigieux traders qui officient dans la mythique salle des marchés, considérée à l’époque comme la meilleure du monde sur les produits financiers dérivés. Mais Kerviel apprend vite. Il a les dents longues, du charme et il va prendre du galon pour devenir une « bonne gagneuse », une « cash-machine », comme le surnommaient ses collègues. Dans un environnement où la hiérarchie a pour devise « Tu gagnes, je gagne » ou « Qui peut le plus, peut encore plus », Kerviel va être pris dans une spirale de réussite. Fin 2007, le trader aura fait gagner à la Société générale un milliard et demi d’euros sur l’année écoulée. Du jamais vu dans les salles de marchés de la Défense.
Dans un thriller sans coups de feu, poursuites de voitures, bagarres dans des ruelles sombres ou… femmes fatales, Barratier va distiller une tension qui repose sur le stress provoqué par les mécanismes de la finance et traduits par cette hystérie qui règne autour des écrans de la salle des marchés. Et puis, il y a, évidemment, tous ces types bien mis qui s’agitent comme des malades dans de grandes éclats de joie ou des cris d’angoisse, en tenant des propos aussi macho que vulgaires et en pratiquant des crétineries infantiles. Au milieu de cette agitation contagieuse, Jerôme Kerviel va goûter aux soirées en boîte avec alcool et filles faciles tout en dînant, au soir de la Saint-Sylvestre, d’une modeste boîte de thon…
En s’appuyant sur Arthur Dupont qui donne une épaisseur mystérieuse et parfois tragique (son éloignement par rapport à sa famille et la mort de son père) à son personnage, L’outsider orchestre une descente aux enfers. Attaché, dit-il, à sa boîte, Kerviel, qui, semble-t-il, n’a jamais détourné un euro à son profit, va entrer dans des mécanismes de plus en plus dangereux. « Je veux taper le milliard! » clame le trader qui professe: « J’ai toujours gagné quand j’étais contre le marché ». Guidé par son ami et mentor Fabien Keller (François-Xavier Demaison), Kerviel (que Barratier filme de plus en plus isolé dans le décor de la salle des marchés) va perdre peu à peu le sens des réalités (« Il est en l’air de combien, Jérôme? ») et péter les plombs tandis que sa hiérarchie ne le déconnectera jamais. Le terme de spiel, cette pratique, en principe interdite, qui consiste à placer l’argent de la banque et non celui des investisseurs sur des opérations en général risquées, prend là tout son sel. Le jeu est plus que dangereux et les pertes à la hauteur!
Avec un personnage dont le cinéaste ne fait pas du tout un chevalier blanc, L’outsider est un thriller enlevé qui navigue dans les zones grises de la vérité. Aux tribunaux de l’ombre qui enquêtent en interne sur le cas Kerviel et qui interrogent Keller, ce dernier répondra, à propos du rôle de la banque: « Aveugles ou incompétents? Les deux, mon général! »
L’OUTSIDER Drame (France – 1h57) de Christophe Barratier avec Arthur Dupont, François-Xavier Demaison, Sabrina Ouazani, Twfik Jallab, Thomas Coumans, Soren Prevost, Franz lang, Luc Schiltz, Mhamed Arezki, Ambroise Michel, Benjamin Ramon, Stéphane Bak, Mas Belsito, Roby Schinasi, Steve Driesen, Sophie-Charlotte Husson, Pascal Casanova. Dans les salles le 22 juin.
CHRISTOPHE BARRATIER: « JE NE SUIS PAS L’AVOCAT DE KERVIEL »
Venu naguère aux 20e Rencontres du cinéma de Gérardmer pour présenter L’outsider, Christophe Barratier avouait qu’il n’avait pas une passion particulière pour les histoires financières. « J’ai rencontré Jerôme Kerviel de façon fortuite et j’ai à peine oser lui parler de l’affaire d’autant qu’il n’a pas un tempérament volubile même s’il a une gentillesse naturelle… Et puis à minuit, le sujet s’est présenté… » Le réalisateur des Choristes, imposant succès français de 2004, décide alors de se pencher sur l’homme par qui le scandale arrive. « Dans cette histoire, tout est en place pour que la catastrophe se produise. Comme dans un accident d’avion, il y a coexistence de plusieurs causes. Moi qui était un nul au départ sur le sujet, je pense en avoir compris assez pour retranscrire le parcours de Kerviel… Qui, à mon avis, n’est ni un banquier maléfique, ni un Che Guevara et pas non plus un Robin des Bois. » A propos du fait que la Société générale soit nommément citée dans le film, le cinéaste remarque: « J’ai pris leur logo sans leur demander leur avis mais je n’ai pas conçu le film comme une attaque en soi de l’institution bancaire. Et puis même si je pense qu’il est vain de chercher une culpabilité là-dedans, je ne suis pas l’avocat de la défense de Jérôme Kerviel. » Et le metteur en scène de cet Outsider qu’il considère comme un thriller d’ajouter: « Il y a quand même un mystère. Jérôme Kerviel prend le métro, porte une Swatch, va au boulot tous les jours. Il n’a aucun train de vie, pas de dettes, n’est pas bling-bling mais il a voulu être le meilleur… »