Le fantôme dans la maison de Manoel
En 2007, à l’occasion du 60e anniversaire du Festival de Cannes, trente-quatre des plus grands cinéastes mondiaux avaient contribué à Chacun son cinéma, une œuvre collective faite de regards multiples sur le 7e art et ses beaux mystères. Manoel de Oliveira avait donné une page intitulée Ce petit coup de cœur quand la lumière s’éteint et que le film commence… Deux ans plus tard, le plus célèbre cinéaste portugais recevra une Palme d’or pour l’ensemble de son œuvre.
C’est aussi sur la Croisette que l’on a découvert, en mai dernier, Visite ou Mémoires et Confessions. Le Festival de Cannes rendait ainsi un bel hommage au cinéaste portugais, disparu un mois auparavant, le 2 avril 2015, à l’âge de 106 ans… Réalisé en 1982, le film avait été gardé au secret pendant près de trente-cinq ans à la cinémathèque portugaise, à laquelle Manoel de Oliveira avait confié le négatif et une copie du film! Le cinéaste avait délibérément réalisé ce long-métrage dans le but avoué de le sortir après sa mort.
Tandis que la caméra glisse longuement sur une maison qui, on le verra vite, sera au cœur du projet, on entend la voix du cinéaste égrener, à la manière du Godard du Mépris, son générique, citant les dialogues d’Augustina Bessa-Luis, les voix off de Teresa Madraga et Diogo Doria ou les images d’Elso Roque… La caméra s’attarde ensuite sur la respiration de la nature, sur un magnolia et son unique fleur de la seconde floraison, sur un palmier, portier de cette maison, sur un pin argenté « qui ressemble à une danseuse javanaise ».
Construite à Porto au début des années 40, cette maison familiale, dont Manoel de Oliveira revendique une part de paternité et où il s’installa dès 1942 avec son épouse Maria Isabel, le cinéaste a été contraint de la vendre pour payer ses dettes. Mais l’esprit de l’artiste y réside toujours et les deux visiteurs invisibles qui déambulent dans les pièces, tentent d’en saisir les mystères… Cette maison réunit-elle les quatre espaces de l’édifice humain: sauver le monde, accepter le ciel, atteindre la divinité, conduire les hommes? A moins qu’elle ne soit un navire dont les balcons et les terrasses seraient les ponts tandis que la mer serait symbolisée par le pin pleureur…
Mais il serait vain de vouloir chercher, dans ce film à entrées multiples, le classique biopic sur Manoel de Oliveira. Avouant « Le cinéma est ma passion. J’ai toujours tout sacrifié à la possibilité de faire des films », le maître portugais, dont le visage s’illumine parfois d’un petit sourire malicieux, invite à venir visiter ses souvenirs. Braquant un vieux projecteur sur le spectateur, De Oliveira montre une ronde enfantine, évoque l’usine de passementerie familiale ou encore, sur de belles images d’un jardin aux dahlias, son épouse Maria Isabel. Elle avoue une vie d’abnégation et de compréhension car, dit-elle, « on ne saurait séparer l’artiste de l’homme ».
Oeuvre autobiographique, Visite ou Mémoires et Confessions permet donc à Manoel de Oliveira de parler de sa vision de la vie, de son cinéma et de la maison familiale qu’il a tant aimée. En 1981, le cinéaste a 73 ans. Il a déjà tourné six films et il a encore une large part de son œuvre (forte, au total, de plus de 60 films) à mettre en scène, ainsi La divine comédie (1991), Val Abraham (1993), Le couvent (1995), Voyage au bout du monde (1997), La lettre (1999), Je rentre à la maison (2001), Christophe Colomb, l’énigme (2007), Singularités d’une jeune femme blonde (2009), L’étrange affaire Angelica (2011)…
Dans cette promenade très méditative mais jamais absconse, où l’on revient régulièrement dans les pièces de la maison, s’arrêtant sur des portraits dans des cadres, des tableaux, des livres ou des coquillages, une Joconde sur le bureau du maître, il note: « J’aime la vie mais l’amour seul peut lui donner son sens ultime » tout en avouant sa fascination pour les femmes mais aussi pour la virginité: « De la femme, vient l’équilibre du monde ».
Tandis que Manoel de Oliveira écrit le découpage de Non ou la vaine gloire de commander, il parle aussi de la révolution du 25 avril, de son arrestation et de sa détention, en 1963, par la PIDE, la police politique du régime Salazar ou encore du destin du Portugal…
Alors que l’image s’attarde sur un bambin blond aux cheveux bouclés, que les deux visiteurs s’éloignent dans la nuit et que des lumières s’allument dans la maison, Manoel de Oliveira, devenu fantôme, observe, à propos de sa présence infinitésimale dans le temps et l’espace: « Je m’éclipse… » Mais il n’y rien de funèbre dans cette évocation, juste une brin de nostalgie. « L’enfance, dit le cinéaste, c’est la saudade ».
VISITE OU MEMOIRES ET CONFESSIONS Documentaire (Portugal – 1h10) de Manoel de Oliveira. Dans les salles le 6 avril.