Miss Shepherd et son meilleur ami
Sur le grand écran, le clochard est souvent un philosophe, un sage même… Bien sûr, il fascine et effraye le bourgeois comme le plus fameux (Charlot, the tramp est hors catégorie) des clochards. On a nommé le tonitruant Boudu (1932) que Jean Renoir sauva des eaux pour le mettre entre les pattes d’une famille propre sur elle que le bougre barbu, pouilleux et obscène, anar mais profiteur -c’était Michel Simon- allait s’empresser de faire exploser… Dans la belle galerie des clodos de cinéma, Boudu est désormais rejoint par une certaine Miss Shepherd. Elle aussi, a un caractère de chien!
Au début des années 80 à Londres, le jeune réalisateur Nicholas Hyntner passait régulièrement dans Gloucester Crescent, une jolie rue en courbe, bordée de belles demeures victoriennes du quartier de Camden Town. Il savait que de nombreuses personnalités du théâtre et du spectacle demeuraient là. Il n’ignorait pas qu’au n°23, habitait le dramaturge Alan Bennett. Hytner avait bien remarqué que, dans l’allée privative de la maison de Bennett, stationnait une camionnette jaune, véritable épave entourée de détritus, de vieux sacs en plastique, de chutes de moquette et occasionnellement d’étrons. Mais il ne savait pas qu’une femme étrange, difficile et pauvre vivait dans ce véhicule décrépit. Une femme, Miss Shepherd qui, pendant une petite vingtaine d’années, avait noué avec le dramaturge une véritable et étonnante amitié.
Alan Bennett et Nicholas Hytner allaient, plus tard, établir une fructueuse collaboration au théâtre et au cinéma. Bennett écrivit ainsi La folie du roi George que Hytner porta à l’écran en 1994. Il écrivit aussi, en 1999, The Lady in the Van qui allait devenir ensuite une pièce de théâtre et bien plus tard un film, scénarisé par Bennett et mis en scène par Hytner…
Si le générique de The Lady in the Van indique qu’il s’agit d’une « histoire quasiment vraie », c’est assurément à une vraie comédie d’abord surréaliste et dont le ton vire assez vite à la chronique douce-amère avant de finir en réflexion nostalgique sur les mystères de l’écriture que l’amateur de cinéma so british est invité. Pour raconter l’aventure de Miss Shepherd, Nicholas Hytner recourt au puzzle. Pourquoi donc cette dame plutôt chic prend-elle peur et fonce, avec sa camionnette, à travers la campagne anglaise? Et pourquoi y a-t-il du sang sur le pare-brise du véhicule? Et qui est donc cette jeune femme, sur des images anciennes et sépia, qui joue au piano, avec un grand orchestre, le fameux Concerto n°1 de Chopin?
Et puis, nous voilà en 1970 dans ce Camden Town dont on dirait aujourd’hui que c’est un quartier bobo. La fameuse camionnette verte puis jaune se déplace et stationne d’un bout à l’autre de Gloucester Crescent tandis que les habitants râlent un peu mais, dit l’un d’eux, « on aime à croire que nous sommes une communauté » en se donnant, accessoirement, bonne conscience… Alan Bennett, lui, est plus amusé qu’autre chose par les péripéties de Miss Shepherd. Mais, rapidement, sa curiosité de dramaturge prend le dessus. Il va s’accommoder du mauvais caractère de cette sans-abri peu ordinaire pour en faire une héroïne de roman.
Avec The Lady in the Van, le cinéaste orchestre de petites séquences loufoques (la sortie de Miss Shepherd à la mer avec fish and chips et ice cream), surréalistes (le boa dans le jardin ou le déodorant pour confessionnal) ou intrigantes (les visites nocturnes à la camionnette-poubelle d’un type menaçant ou encore le retour au couvent) tandis que Bennett distille, en voix off, des considérations sur l’odeur douceâtre de l’urine qui flotte autour de Miss Shepherd ou sur les Londoniens: « Nous sommes à Londres, personne n’est bon » ou « Nous sommes à Londres, personne ne pense à rien ».
Et puis, après avoir brossé le portrait de Miss Shepherd, le cinéaste s’intéresse à ce Bennett qui se dédouble, à l’image, entre « celui qui écrit » et « celui qui vit » pour approcher l’acte de création. Car Bennett réalise que l’on ne projette pas dans l’écriture celui que l’on pense être mais que c’est en écrivant que l’on découvre qui l’on est… En regardant évoluer Alex Jennings, le comédien qui joue Bennett (ce dernier apparaît en personne dans la dernière scène du film), on se dit qu’il ressemble étrangement au prince Charles. Avant de se souvenir que Jennings l’incarna, en 2006, dans The Queen de Stephen Frears…
Mais bien sûr, la palme revient à Maggie Smith. Dame commandeur de l’Empire britannique, titulaire de deux Oscars et d’une carrière de soixante ans brillamment remplie, elle est impériale en clocharde mal embouchée, hystérique, apeurée, habitée et agissant, dit-elle, sous influence divine. Ce qui permettra à Nicholas Hytner de lui offrir une sortie pleinement saint-sulpicienne où un Dieu d’image pieuse trône dans les nuages!
Pour un peu, on demanderait à Miss Shepherd de nous emmener faire un tour dans sa camionnette!
THE LADY IN THE VAN Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 1h44) de Nicholas Hytner avec Maggie Smith, Alex Jennings, Frances De La Tour, Jim Broadbent, Roger Allam, Deborah Findlay, Gwen Taylor, Pandora Colin, Nicholas Burns. Dans les salles le 16 mars.