Dans l’antre du géant estropié
Dans les années 30, alors qu’il est jeune professeur de littérature à l’université de Chicago, l’Américain Milton Hindus (1916-1998) découvre l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline à travers ses deux premiers ouvrages, Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Frappé par la puissance de l’écriture de Céline, l’universitaire est cependant déçu par les opinions antisémites de l’auteur telles qu’elles émanent notamment de Bagatelles pour un massacre ou de L’école des cadavres.
Après la guerre, Milton Hindus reste cependant un défenseur de Céline. Devenu professeur à la Brandeis University, il fait paraître une édition de Mort à crédit traduite en anglais dont il signe la préface… Hindus entretient aussi, entre 1947 et 1949, une longue correspondance avec Céline lorsque celui-ci, après son séjour à Sigmaringen, part, en mars 1945, se réfugier au Danemark… Il y sera arrêté en décembre 1945 et passera près de 18 mois en prison avant de s’installer à Korsor, dans une chaumière au confort rudimentaire située près de la mer Baltique où il vivra trois années… C’est là qu’il recevra la visite de Milton Hindus…
En 1950, toujours admirateur de l’oeuvre romanesque de Céline, l’universitaire publiera une importante étude sur Céline intitulée The Crippled Giant, sortie en France l’année suivante sous le titre L.-F. Céline tel que je l’ai vu. Le portrait est peu flatteur, Hindus décrivant l’écrivain « aussi bourré de mensonge qu’un furoncle de pus ». Céline songera à intenter un procès à Hindus mais versera l’ouvrage (considéré comme la première étude de nature biographique consacrée à Céline et source importante pour l’étude célinienne) à sa décharge lors de son procès en France.
Voilà pour le contexte historique… On imagine volontiers qu’Emmanuel Bourdieu ait manifesté son intérêt pour le projet proposé par le producteur Jacques Kirsner. Jamais encore, une oeuvre de fiction n’avait été consacrée au plus immense écrivain français après Marcel Proust. Mais les écueils étaient nombreux, entre le biopic exhaustif et forcément lourd et la quête d’une voix singulière impossible à restituer sinon en recourant à l’abus de citations et de voix off…
Cherchant un angle d’attaque, Bourdieu et sa scénariste Marcia Romano avaient songé à l’expérience fondatrice de la Grande Guerre, à la passion de Céline pour la danseuse américaine Elizabeth Craig ou la fin de l’existence de Céline à Meudon. Ayant lu l’ouvrage de Milton Hindus, ils optèrent donc pour la courte période de trois semaines au cours de laquelle l’universitaire juif et son idole littéraire (accusée par le gouvernement français de collaboration avec les nazis) se côtoyèrent sous le regard (placide) du chat Bébert et sous la houlette (volontiers sensuelle) de Lucette, l’épouse de Céline…
Pour Bourdieu, c’est l’occasion d’interroger le rapport entre l’art et le mal, entre la création et l’abjection monstrueuse, entre ce qui relève, comme le souligne Nadia Meflah dans le dossier pédagogique du film, de la beauté de la langue française et, en même temps, de son ignominie profonde.
Une fois encore, comme avant lui, à titre d’exemple parmi tant d’autres, Maurice Pialat avec son Van Gogh,le cinéaste peut, ici, approcher la (difficile) représentation des ressorts de la création… « Provoqué » par Milton Hindus, soucieux de comprendre le style de Céline et son fameux « roman parlé », l’écrivain jette sur le papier des mots qu’il rature, reprend, transforme, associe, amenant l’universitaire à concéder qu’il n’y comprend rien…
Mais l’essentiel de Louis Ferdinand Céline repose sur les jeux d’approche du trio Céline/Hindus/Lucette. Le premier est secrètement flatté de l’intérêt que lui porte l’Américain tout en étant vite agacé par sa présence. Pire, Céline ne peut s’empêcher de ramener Hindus à cette judéité qu’il abhorre et sur laquelle il profère des propos haineux… La seconde s’ingénie à arrondir les angles, voyant dans cet homme jeune, qu’elle tente subtilement de séduire, le moyen de revenir vivre en France. Quant à Hindus, il sait bien que cette rencontre avec Céline peut être pour lui l’opportunité d’écrire son « grand livre ».
Entre le petit hôtel où Hindus a posé sa machine à écrire et la chaumière du couple Destouches, Emmanuel Bourdieu orchestre le face-à-face entre « deux clowns pour une catastrophe », Céline usant et abusant du charme qu’il exerce sur Hindus et ce dernier, acceptant de nauséeuses avanies antisémites pour aller au bout de sa « mission » littéraire. Tout ce jeu d’échecs, Bourdieu le filme dans une reconstitution historique qui opte pour le dépouillement, l’atmosphère glacée et les costumes sombres même si certaines scènes relèvent aussi d’un grotesque à la Goya (la danse yiddish de Céline sous le regard horrifié d’Hindus) ou du pur sadisme (Hindus soumis au saut à la corde)… Et puis Céline profite d’une double prestation de comédiens en verve. Denis Lavant campe, avec force, un artiste habité par une force pulsionnelle obscure et immaitrisée mais aussi un homme en crise plongé dans un terrible désarroi. Face à un Lavant donnant à son Céline des postures braillardes ou des attitudes vulgaires de voyeur, Géraldine Pailhas est une remarquable Lucette à la fois hédoniste, libre, ambivalente, constamment préoccupée de contrer les démons qui possèdent son Louis Ferdinand…
Lorsqu’Hindus tournera le dos au « maléfique » Céline, c’est à lui qu’Emmanuel Bourdieu octroie la victoire… Dans le bus brinquebalant qui l’emmène vers Copenhague, vers l’Amérique et sa jeune épouse, Milton Hindus répond à un marin qui lui demande s’il est américain, « Je suis juif », affirmant ainsi et enfin une identité de combat…
LOUIS-FERDINAND CELINE Drame (France – 1h37) d’Emmanuel Bourdieu avec Denis Lavant, Géraldine Pailhas, Philip Desmeules, Rick Hancke, Marijke Pinoy, Vanja Godée, Johan Leysen. Dans les salles le 9 mars.