Hugh Glass ou l’obsession de la vengeance
Les superlatifs pleuvent sur The Revenant! Conditions de tournage dantesques, météo terrifiante, acteurs harassés quittant le plateau, budget explosé, sans compter quelques rumeurs invérifiables liées forcément au caractère extraordinaire de cette entreprise. Sans oublier aussi que The Revenant pourrait bien être le film de la fin de la « malédiction ». Celle de Leonardo DiCaprio et de l’Oscar, évidemment. Déjà « nominé » à quatre reprises (Gilbert Grape, Aviator, Blood Diamond et Le loup de Wall Street), DiCaprio pourrait, le dimanche 28 février à Los Angeles, décrocher enfin la fameuse statuette. Et cela même si la concurrence est de taille et de qualité: Michael Fassbender (Steve Jobs), Matt Damon (Seul sur Mars), Eddie Redmayne (Danish Girl) et Bryan Cranston (Trumbo, encore inédit en France où il sortira fin avril)…
Dans la course aux 88e Oscars, The Revenant truste une douzaine de nominations au total. Une brassée méritée. Pour sa sixième réalisation, Alejandro Gonzalez Inarritu signe sans doute là son oeuvre la plus épique. Alors même que Amours chiennes (2000), 21 grammes (2003), Babel (2006), Biutiful (2010) et Birdman (2014) étaient déjà remarquables pour leurs qualités esthétiques, pour leur invention, pour des scénarios brillants, déroutants, passionnants où le trivial côtoie le spirituel, voire le mystique, voici un film qui confine, par moments, à l’expérience sensorielle. Même si son fauteuil est confortable et la salle chauffée, on ressent ce froid extrême qui ankylose les épaules, paralyse la nuque, bloque les jambes, insensibilise les doigts, coupe la respiration…
Pour ce western, appuyé sur le livre de Michael Punke, qui fait songer, en plus violent, à Jeremiah Johnson, Inarritu s’est emparé d’une légende, celle d’Hugh Glass, ce trappeur né à Philadelphie en 1773 et dont on sait peu de choses jusqu’au moment où, à 30 ans, il prit la direction de l’Ouest pour participer, comme des milliers d’autres, au commerce des fourrures, moteur majeur émergent de l’économie américaine. A l’époque, nombreux sont ceux qui considèrent que la nature est un désert spirituel qui ne demande qu’à être dompté et conquis par les plus audacieux des hommes. En quête d’adrénaline et de profit, ces aventuriers se sont précipités dans l’inconnu, remontant des rivières non cartographiées, s’enfonçant dans d’immenses forêts denses, se confrontant avec les tribus amérindiens installées là depuis très longtemps…
A mi-chemin entre le thriller et le voyage initiatique, The Revenant , avec une belle b.o. de Ryuichi Sakamoto, suit au plus près l’épopée de Glass, employé comme éclaireur par un groupe de chasseurs de fourrures. Dès les premières images pré-génériques, on comprend que Glass a vécu un terrible drame familial. Rescapé avec son fils Hawk, il est poursuivi par ses cauchemars et ses étranges visions. Bientôt, il va se retrouver au milieu d’une sanglante attaque. Surgissant de tous les côtés, lançant des flèches, fracassant des crânes, des Indiens Arikaras massacrent les trappeurs. Une poignée seulement réussira à prendre le large sur une rivière. Mais Glass leur demandera d’abandonner le bateau pour rentrer dans les terres afin de rejoindre leur base…
Alors qu’il se trouve au coeur de la forêt, l’éclaireur aperçoit deux oursons. Il n’a pas le temps de réagir que l’ourse grizzly se jette sur lui, déchirant ses chairs, le lacérant de toutes parts. Retrouvé par les trappeurs, Glass est considéré comme perdu et intransportable. Le capitaine Henry, patron de la compagnie de traite des fourrures, demande à deux de ses hommes, Fitzgerald et Bridger, de rester avec Glass jusqu’à son dernier souffle puis de lui donner une sépulture décente. Mais Fitzgerald, brutal et raciste, ne supporte pas la présence de Hawk, le fils métis, de Glass… Sous les yeux du jeune Bridger impuissant, Fitzgerald tuera Hawk devant un Glass impuissant.
The Revenant devient alors l’histoire d’une incommensurable et double douleur, celle des blessures et celle de la perte de Hawk, et d’une inextinguible soif de vengeance. Malgré son corps meurtri, Glass n’aura de cesse de retrouver Fitzgerald…
Dans d’immenses paysages de neige, entre forêts et rivière, montagnes et ravins, Alejandro G. Inarritu installe les éléments d’une quête obsessionnelle jalonnée d’obstacles à-priori insurmontables. Mais la volonté de survie de Glass est telle qu’il rampera, se trapinera avant de réussir à se redresser, claudiquant, pour avancer toujours. Et le cinéaste met face à face une nature inquiétante, fascinante, parfois belle face à un homme minuscule et fragile mais dont l’esprit et le corps sont capables d’endurer les pires épreuves pour… renverser des montagnes.
Usant de la seule lumière du jour, Inarritu filme très souvent ses personnages en contre-plongée, non point ici pour les héroïser à l’instar de ce que faisait John Ford avec John Wayne, mais pour les inscrire dans les gigantesques futaies, dans des ciels aussi gris que vastes, plus généralement dans un espace démesuré qui les dépasse. Avec un sens certain de l’action, le cinéaste réussit des séquences d’anthologie au rang desquelles l’attaque, filmée au plus près, du grizzly est un véritable must. On n’avait pas encore vu, sur grand écran, une ourse attaquant, avec une telle violence, un être humain. Mais il y en a beaucoup d’autres, souvent très sauvages, comme celle du cheval mort dont on dira rien de plus ici…
Si The Revenant doit beaucoup à Leonardo DiCaprio, les autres comédiens sont également remarquables et, au premier chef, Tom Hardy qui, avec une angoissante fureur, campe Fitzgerald, aventurier au long cours et assassin de hasard. Mais, évidemment, DiCaprio a hérité, avec Glass, d’un personnage plus grand que nature. Faisant fi de sa peur et de ses faiblesses, le trappeur prend conscience de la possibilité de sa propre mort avant de parvenir à se défaire de son désir de destruction. Etre revenu d’entre les morts, Glass dira, lors de son ultime face-à-face avec Fitzgerald: « La vengeance n’appartient qu’au Créateur ». Les traits creusés mais le regard très bleu, Leonardo DiCaprio tourne, ici, définitivement le dos à sa (fausse) image de mignon play-boy pour confirmer, si besoin était, qu’il est un grand comédien au jeu intense et habité. The Revenant est un grand film.
THE REVENANT Drame (USA – 2h36) de Alejandro G. Inarritu avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy, Domhnall Gleeson, Will Poulter, Forrest Goodluck, Paul Anderson, Kristoffer Joner, Grace Dove. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 24 février.