Cette lumière universelle qui vient d’Hollywood
Capitol Studios, ton univers impitoyable! Retrouver les frères Coen s’emparant d’un sujet aussi riche et excitant que l’âge d’or des studios hollywoodiens, est évidemment un plaisir. Que l’on se prend à savourer avant même que le film ne défile sur grand écran. Tant les frères de Minneapolis nous réjouissent depuis longtemps. La liste de leurs petits bijoux ciselés avec humour, intelligence, délire et une pointe d’acide est longue!
Aux Studios Capitol, on est en train de tourner Ave César qui doit être la plus grosse sortie de l’année pour l’entreprise cinématographique. On a mis les petits plats dans les grands pour cette fresque biblique en technicolor où le Romain Antolochus incarné par la star Baird Whitlock, va être foudroyé par sa rencontre avec le Christ. Le drame, c’est que, lors du tournage, Whitlock disparaît. On pense d’abord à des frasques sur fond d’alcool et de filles dont la star est coutumière mais non. Bientôt arrive une demande de rançon signée de ravisseurs se présentant comme « The Future ». Pour Eddie Mannix, le fixer, c’est-à-dire l’homme chargé de régler, dans la plus grande discrétion et surtout à l’abri de la presse, les problèmes de tous genres qui peuvent se poser au studio et à ses vedettes, la journée et la nuit vont être longues.
Avec ce projet qu’ils portaient depuis longtemps, les frères Coen signent un hommage à l’industrie du cinéma des années cinquante, une époque où la machine à fabriquer des rêves turbinait sans relâche, produisant des peplums, des westerns, des thrillers, des drames psychologiques ou des ballets nautiques. Mais si la déclaration d’amour, teintée de mélancolie, à Hollywood est réelle, les cinéastes ne se privent pas d’égratigner les travers et les moeurs de cette fabrique qui, comme le dit le film, produisait du « baume pour apaiser l’humanité ».
Pour cette promenade dans les coulisses des studios, le fil rouge, c’est bien sûr Eddie Mannix (les Coen se sont inspirés de deux vrais fixers de la MGM, Mannix lui-même et Howard Strickling) que le film suit de bout en bout. Présent partout et entièrement dévoué à Max Schenk, le patron du studio, Mannix anticipe, prévoit, répare, désamorce, négocie, intervient sans arrêt et maintient l’ordre. Main de fer dans un gant de velours, Mannix considère le studio comme une famille… au sens mafieux du terme.
Autour de ce fixer, tout à la fois ange gardien et géôlier, les Coen ont construit, avec Ave César, un patchwork de scènes qui balayent différents aspects de la vie des studios. Cela peut être un court gag autour d’un foulard dans la salle de montage où officie la discrète C.C. Calhoun, le sauvetage d’une jeune comédienne posant pour des photos coquines ou encore la rencontre, parfaitement savoureuse, d’un prêtre catholique, l’autre orthodoxe, d’un pasteur et d’un rabbin invités par Mannix à donner leur… bénédiction à la représentation du Christ dans Ave César.
Bien sûr, les Coen ne peuvent pas développer longuement tous leurs personnages. Dee Anna Moran, évocation de la fameuse Esther Williams, reine des ballets nautiques, est assez vite expédiée. Tout comme les soeurs ennemies Thora et Thessa Thacker, chroniqueuses inspirées des célèbres Hedda Hopper et Louella Parsons, cela même si les frères se régalent de la manière dont Mannix va leur clouer le bec…
Par contre, Ave César peaufine, par exemple, le personnage de Hobie Doyle. Avec cette vedette du western musical dont le studio a décidé de soudain changer l’image, les cinéastes évoquent la mainmise des grands studios sur leurs stars, corvéables à merci et quasiment propriété des tycoons. Là encore, on déguste avec un vrai plaisir la manière dont le brave Hobie, champion du lasso mais pas taillé pour le smoking, va devoir affronter le précieux Laurence Laurentz, réalisateur spécialiste du drame psychologique sophistiqué. Hobie ne comprend rien lorsque Laurentz, vite irrité de devoir diriger un « clown de rodéo », lui demande « un petit rire jaune » mâtiné d’une touche de componction…
Quant au portrait de Baird Whitlock, il est également délectable! La star est un parfait crétin, métaphore bien cynique de la star de studio. Whitlock se satisfait pleinement d’un système qui l’a érigé en modèle absolu. Avec un ego à la (de)mesure de sa gloire, cet enfant gâté ne réfléchit jamais et se complaît à épouser l’image qu’on lui impose. Enlevé par les membres d’une cellule communiste, il tombe des nues lorsque ceux-ci lui parlent de l’Homme nouveau et des studios comme instrument du capitalisme. Coquille vide, Whitlock, toujours vêtu de sa tunique de centurion, va se remplir de la pensée communiste. Mannix se chargera, avec une série de gifles, d’extirper ces mauvaises idées avant de renvoyer Baird au boulot d’un « Vas-y, sois une star! »
Pour cette mise en abyme malicieuse et sépulcrale du cinéma d’antan, les Coen ont réuni une fameuse distribution. En tête, le remarquable Josh Brolin campe ce Mannix qui travaille trente heures par jour et soulage ses doutes en abusant des confessionnaux. Fidèle du cinéma des Coen, George Clooney, avec un sourire d’âne bâté, est épatant en Baird Whitlock. Autour d’eux, Scarlett Johansson (Dee Anna Moran), Frances McDormand (C.C. Calhoun), Tilda Swinton (les soeurs Thacker), Ralph Fiennes (Laurence Laurentz) sont au diapason. On ne dit rien, ici, de Channing Tatum dont le personnage de virtuose des claquettes, connaîtra un surprenant destin…
L’an dernier, à Cannes dont ils présidaient le jury, Ethan et Joel Coen avaient, en ironisant, annoncé qu’Ave César serait un « film très chrétien et très prosélyte ». De fait, dans les scènes du Golgotha, ils parlent de foi (même si Whitlock achoppe sur le mot) et évoquent la voix intérieure qui guide soudain le centurion. Mais, in fine, la lumière universelle est bien, ici, celle produite par la caméra et qui descend du grand écran.
AVE CESAR Comédie (USA – 1h46) d’Ethan et Joel Coen avec George Clooney, Josh Brolin, Scarlett Johansson, Channing Tatum, Ralph Fiennes, Alden Ehrenreich, Jonah Hill, Frances McDormand, Tilda Swinton, Veronica Osorio, Christophe Lambert. Dans les salles le 17 février.