L’horreur, l’espérance et la grâce
Un couvent loin de tout, quelque part entre forêts sombres et plaines enneigées… Un chant grégorien s’élève, entonné par des voix de femmes. Une musique inspirée et apaisante, soudain interrompue par un profond cri de douleur qui pétrifie un peu plus encore les murs conventuels. Nous sommes en Pologne. Décembre 1945. La guerre est finie mais ses séquelles meurtrissent encore profondément les êtres. Une jeune soeur traverse à vive allure un paysage aussi noir et blanc qu’elle… Elle rejoint un campement militaire pour réclamer de l’aide. Mais on lui fait comprendre qu’on ne s’occupe, ici, que de ressortissants français. Pas des Polonais ou des Russes. Pourtant une jeune femme, Mathilde Beaulieu, remarque l’immense mais muette détresse de la religieuse…
Depuis longtemps, on suit, ici, avec attention et intérêt la carrière d’Anne Fontaine. Un parcours varié d’une quinzaine de longs-métrages où l’on trouve comédies (La fille de Monaco, 2008, Mon pire cauchemar, 2011), biopic (Coco avant Chanel, 2009), roman graphique porté au grand écran (Gemma Bovery, 2014) ou encore drames comme Nathalie en 2003 ou l’adaptation, avec Perfect Mothers, d’un roman de Doris Lessing. Parmi ces films, Les innocentes, proposé à la cinéaste par les producteurs Eric et Nicolas Altmayer, pourrait surprendre. C’est oublier que la transgression est un thème qu’Anne Fontaine a déjà traité dans Nettoyage à sec (1997) qui la révéla au grand public ou encore dans Entre ses mains (2005). Ici aussi, il est question de ce motif avec une petite poignée de religieuses qui décident de transgresser les règles de leur ordre, règles auxquelles elles s’étaient habituées à obéir aveuglement…
Pour Les innocentes, Anne Fontaine s’est inspirée de Madeleine Pauliac, une femme-médecin française de 27 ans, engagée dans la Résistance et qui sera nommée, en avril 1945, médecin-chef de l’hôpital français de Varsovie en ruines et chargée de la mission de rapatriement des Français restés en Pologne à la tête de la Croix Rouge française. Dans ce contexte, elle découvrira l’horreur dans les maternités où les soldats russes avaient violé les accouchées et les futurs accouchées, les viols individuels qui étaient légion et le viol collectif de religieuses dans un couvent.
De cette matière tragique, Anne Fontaine a tiré un drame particulièrement émouvant mais toujours traversé par un questionnement de la foi qui lui donne une remarquable dimension spirituelle. Lorsque Mathilde décide vite de se rendre dans le couvent, elle découvre une situation dramatique de détresse où il lui faut, d’urgence, pratiquer des actes professionnels pour accoucher les religieuses. Mais, petit à petit, revenant régulièrement auprès des soeurs (quitte à négliger un peu son travail à la Croix Rouge), le médecin va comprendre « l’horreur indicible ». Pour certaines soeurs, « puisque c’est arrivé, c’est que Dieu l’a voulu » mais, pour toutes, il s’agit de protéger, coûte que coûte, leur lourd secret…
Communiste, rationaliste, préoccupée avant tout de soigner et de faire avancer les choses (« Si on pouvait mettre Dieu entre parenthèses, le temps de l’auscultation », dit-elle), Mathilde, face à l’hallucinant destin des religieuses (25 ont été violées, parfois plus de quarante fois d’affilée, 20 ont été tuées et cinq ont dû affronter des grossesses) va entrevoir, peu à peu ce qu’est peut-être le mystère de la foi. Les innocentes met alors en scène le fascinant rapport d’amitié qui va s’installer entre Mathilde et soeur Maria. Ces deux femmes qui sont, par leurs aspirations, par leurs origines, par leur regard sur le monde, à des années-lumière l’une de l’autre, vont inventer ensemble quelque chose qui permet de redonner du possible à l’impossible. Et le chemin qu’elles accomplissent en elles-mêmes est aussi le chemin qui va finir par les unir.
En s’appuyant sur une photographie -le travail sur les bleus et les gris est magnifique- de Caroline Champetier, en réunissant des musiques qui collent parfaitement à l’atmosphère, Anne Fontaine réussit un film qui entre aussi dans la vie quotidienne d’un couvent. Mais toujours, avec beaucoup de finesse, la cinéaste nous ramène à cette foi dont une religieuse dit que c’est « 24 heures de doute et une minute d’espérance ».
Face à l’horreur du drame, les religieuses ne sont pas loin de perdre pied: « Un moment vient où le père vous lâche la main… On est perdue. On appelle dans le noir. Personne ne répond. On est frappée en plein coeur. » Et c’est peut-être paradoxalement l’étrangère au couvent qui ramènera comme une forme d’espérance.
Si Les innocentes se focalise sur Mathilde et soeur Maria, la cinéaste n’oublie pas de soigner d’autres personnages, ainsi la mère abbesse prise dans un terrifiant dilemme dont elle dira: « Je me suis perdue pour vous sauver » ou encore le personnage de Samuel Lehmann, médecin juif à la Croix Rouge, épisodique amant de Mathilde qu’il a cependant beaucoup de mal à cerner. Mathilde réussira à convaincre Samuel de venir l’aider au couvent. Et cet homme torturé sous des dehors un peu cyniques (il a perdu ses parents à Bergen-Belsen) apporte curieusement un temps de respiration à cette tragédie lorsqu’il souffle: « Si on m’avait dit que j’allais accoucher des religieuses polonaises engrossées par des troufions russes! »
Enfin, Les innocentes doit beaucoup à ses comédiens. Les Français avec Vincent Macaigne (Samuel) et évidemment Lou de Laâge (Mathilde) qui défend, avec conviction, l’un de ses premiers personnages adultes. Les Polonaises avec les brillantes Agata Buzek (Maria) et Agata Kulesza (la mère abbesse).
Alors que le cauchemar et la laideur du monde sont dans toutes les têtes, Anne Fontaine filme une scène superbe: Mathilde assiste aux laudes et observe les visages des soeurs réunies dans la ferveur de la prière. Et peu à peu, son visage s’éclaire…
LES INNOCENTES Drame (France – 1h55) d’Anne Fontaine avec Lou de Laâge, Agata Buzek, Agata Kulesza, Vincent Macaigne, Joanna Kulig, Eliza Rycembel, Anna Prochniak, Katarzyna Dabrowska, Helena Sujecka. Dans les salles le 10 février.