Kate dévastée par un vieux secret
Une paisible campagne anglaise, au loin une maison et des oiseaux qui chantent… Promenant son gros chien, Kate marche d’un bon pas. On devine d’emblée qu’il s’agit d’une sortie habituelle… Tout près de chez elle, Kate échange quelques mots amicaux avec un jeune père de famille qui avoue que c’est difficile d’avoir deux petits jumeaux… La vie comme elle va, en somme. Mais Geoff, le mari de Kate, lit une lettre qui était au courrier ramené par sa femme. « On l’a retrouvée… » dit-il. « Qui? » demande, un peu surprise, Kate. « Katya… » Certes, Kate Mercer a entendu parler par Geoff de celle qu’il nomme « ma Katya » mais la nouvelle est quand même brutale. Par un simple mouvement des épaules qui se relèvent comme pour se protéger, Charlotte Rampling traduit, presqu’imperceptiblement, son muet désarroi.
Avec 45 ans, le Britannique Andrew Haigh signe son second long-métrage (après Week-end en 2012) et adapte In Another Country, une nouvelle de David Constantine, qu’il a cependant modifié, en ajoutant une fête d’anniversaire de mariage et surtout en ramenant l’âge des personnages de 80 ans dans la nouvelle à 70 ans dans le film afin que l’histoire de Kate et Geoff Mercer soit actuelle. Pour le cinéaste, il importait qu’il s’agisse, non pas des choix d’une génération plus âgée, disparue mais de choix que tous les spectateurs de 45 ans sont ou seront amenés à faire.
45 ans, c’est le temps depuis lequel Kate et Geoff Mercer sont mariés. Ils devaient fêter leurs 40 ans de mariage mais le pontage de Geoff en avait décidé autrement. « Les 45 ans, on les fête rarement » observe le loueur de la salle choisie par le couple. Et d’ailleurs, la fête aura-t-elle seulement lieu car la lettre écrite en allemand et venue de Suisse vient chambouler en profondeur l’existence de Kate et de Geoff.
Avec beaucoup de délicatesse, procédant par petites touches subtiles et parfois humoristiques (les copains qui sont devenus des croulants), Andrew Haigh emporte le spectateur au coeur d’une existence conjugale au long cours soudain chahutée par une révélation d’autant plus douloureuse que Kate n’a, face à elle, qu’une rivale lointaine et surtout morte. Brutalement, quelque chose de déchirant se produit dans une relation désormais chancelante devant un dernier obstacle. Cruellement, le passé vient plonger Geoff et surtout Kate dans un chaos intérieur silencieux. Il y a ainsi une muette souffrance chez Kate -le film est entièrement construit de son point de vue- lorsque Geoff évoque enfin la promenade fatale dans les Alpes suisses, Katya allant sur le chemin en plaisantant avec un guide joli coeur puis soudain un dernier rire et enfin un cri sourd lors de la chute de Katya dans la crevasse d’un glacier. Et de conclure: « On ne raconte pas ça à sa nouvelle petite amie… »
A travers une lettre, sortant des fissures de la terre, surgissent les doutes, les peurs, les non-dits enfouis depuis des années par le couple, des émotions réprimées et cachées. Comme si toute la relation de Kate et Geoff, jusqu’à ses fondements même, était remise violemment en question par une femme qui n’existe plus. Et comment lutter contre une morte, contre le souvenir d’une morte? En l’absence de Geoff, Kate se projette des diapos sur un drap tendu dans la maison. Et son regard interroge, sans espoir de réponse, le jeune visage, un peu flou, de Katya…
Au fil des quelque jours qui précèdent la fête pour les 45 ans de mariage, Andrew Haigh détaille, avec finesse, l’apparent calme quotidien (pas un cri, jamais) traversé par l’angoisse grandissante qui commence à ronger la paix du couple. Ainsi le rituel de la promenade quotidienne de Kate disparaît alors que Geoff disparaît en ville (va-t-il retenir un voyage pour aller en Suisse?) ou grimpe dans le grenier de la maison pour retrouver une photo de Katya… De moins en moins nommée, Katya prend de plus en plus de place. Et cette femme conservée dans la glace finit par faire de Kate une autre statue paralysée par la panique. Et cela alors même que Geoff lui apporte du thé au lit, lui propose des oeufs brouillés comme petit-déjeuner et même d’aller ensemble en balade. Mais rien n’y fait, la vie de Kate telle qu’elle la connaissait, s’effondre sans qu’elle n’y puisse rien. Et les « On essayera de repartir à zéro » ou « On oublie souvent les petites joies de la vie » n’y changeront rien.
Tom Courtenay est remarquable dans la peau d’un Geoff terriblement vulnérable et formidablement mélancolique lorsqu’il soupire: « Katya serait la même qu’en 1962 et moi, j’ai cette tête-là! » Porteuse, derrière ses yeux, d’un ouragan d’émotions contenues, Charlotte Rampling est magnifique parce qu’on la sent saisie, au fil de l’enquête qu’elle mène sur son couple, par une véritable nausée, faite de jalousie et de rejet, qu’elle n’arrive pas à vaincre.
Reste alors la fête. Elle aura lieu. Kate a choisi les musiques. Jackie Wilson, Marvin Gaye, les Moody Blues mais non pas Elton John… Les amis auront préparé un tableau avec des photos et Kate filera vers les toilettes pour retenir ses larmes tandis que l’on entend Happy Together dans la salle voisine. Geoff fera un discours sur les choix qu’on fait dans une vie et il pleurera comme il l’avait prévu. Comme il y a 45 ans, Geoff et Kate Mercer ouvriront le bal avec un slow sur Smoke Get in Your Eyes des Platters. Mais la fin est entièrement ouverte. Kate restera-t-elle, partira-t-elle? A la dernière image, sa main est-elle encore dans la main de Geoff?
45 ans est un beau film désenchanté et douloureux qui nous glisse que les gens ne cessent pas de chercher des réponses à leurs questions même lorsqu’ils vieillissent.
45 ANS Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 1h35) d’Andrew Haigh avec Charlotte Rampling, Tom Courtenay, Geraldine James, Dolly Wells, David Sibley. Dans les salles le 27 janvier.