Jésus marche dans la Beauce
« Vivre, ce n’est pas juste respirer… » Au terme de Les premiers les derniers, on a le sentiment que ce propos, énoncé paisiblement par le vieux Jean, résume magnifiquement tout ce que Bouli Lanners a envie de nous dire, presque au creux de l’oreille. Pour son quatrième long-métrage, le cinéaste et comédien belge nous embarque dans un western âpre et crépusculaire. Rien à voir bien sûr avec Sergio Leone ou John Ford (encore que la question de la transcendance traverse l’oeuvre de l’Irlandais borgne d’Hollywood) mais bien avec une Beauce décrite comme un… plat pays avec son ciel si bas, avec son ciel si gris…
Les premiers les derniers est un film qui donne froid au spectateur et qui finit par le réchauffer grâce à une infinie humanité. Pour avoir des allures de western, le film a aussi des airs de thriller. Tandis que Willy et Esther, deux presque gamins fragiles et paumés, avancent sur une barre de béton qui file tout droit à travers une campagne grise, Gilou et Cochise, chasseurs de primes à leur manière, acceptent une mission. Retrouver un téléphone portable sécurisé au contenu (très) sensible. « Gilou, c’est un travail! » dit Cochise. « Je sais » répond un Gilou qui n’a pas pourtant pas la tête à cela. Car, depuis des semaines, Gilou trimballe un sentiment de mort qui ne le lâche plus. Les gamins qui marchent sur la rampe rectiligne, eux non plus, ne sont pas très bien dans leur peau. Confusément, ils pensent que la fin du monde est proche et ils ont peur. Il faudra qu’à l’occasion d’une halte, les vagabonds fuyards croisent Jésus. Qui les rassure. Avoir peur, c’est normal. Pas une seconde d’ailleurs, Willy et Esther vont douter que le grand échalas barbu qui leur allume un feu, n’est le vrai Jésus…
C’est en voyageant en train de nuit entre Toulouse et Paris que Bouli Lanners a découvert la voie d’essai de l’aérotrain d’Orléans construit en 1968 et désaffecté depuis 1977. Cet axe qui devait relier Orléans à Paris a été l’élément déterminant pour l’écriture de Les premiers les derniers. A partir de cette image de rampe de lancement en béton -son Monument Valley à lui!- le cinéaste a structuré son histoire de deux personnages très marginalisés qui errent en suivant une trajectoire rectiligne, échappant ainsi à toute logique géographique classique.
Mais c’est Les premiers les derniers, dans son ensemble, qui échappe à toute catégorie. Western? Thriller? Un peu de chaque peut être mais aussi fable fantastique et conte moral. Sans pour autant que les « méchants » soient franchement punis, ni que les bons soient des saints d’aujourd’hui. Ce qui intéresse Bouli Lanners, c’est la cellule familiale traditionnelle explosée qu’il faut reconstruire par tous les biais possibles et le désir absolu d’exister à travers le clan familial. Willy et Esther avancent dans leur errance parce qu’ils veulent retrouver le juge qui permettra à Esther de revoir Cynthia, sa fillette placée dans une famille d’accueil… Gilou, qui souffre d’une maladie évolutive, ira mieux dès que sa route aura croisé Jean et son ami, le croque-mort. Probablement parce qu’il aura trouvé à travers eux la figure du père. Quant à Cochise, il semble bien que sa famille, ce soit simplement Gilou et peut-être aussi la douce Clara, mère célibataire qui l’accueillera un temps…
Construit autour d’une plaine infinie balayée par le vent et d’une petite ville perdue entre entrepôts et séchoirs et porté par une magnifique b.o., Les premiers les derniers (le titre est clairement une référence biblique) s’appuie sur une image très graphique et froide où dominent le noir, le gris, le bleu, où passe aussi un grand cerf, où Gilou trouve une momie… A ces instants, le réel, en l’occurrence la recherche du téléphone, s’estompe au profit de cette recherche du divin qui -Bouli Lanners- l’avoue, le préoccupe. Et le film peut alors, notamment dans la séquence, très forte et belle, de l’enterrement de la momie, questionner l’improbabilité de vivre et le phénoménal mystère qui nous entoure.
Pour incarner des personnages qui ont, longtemps, le coeur à marée basse, Bouli Lanners (qui incarne Gilou) peut compter sur de beaux comédiens. Albert Dupontel (Cochise) n’a jamais été aussi sobre et expressif dans la fatalité acceptée. David Murgia (Willy) et Aurore Boutin (Esther) composent un couple de paumés sublimes. Suzanne Clément, qui fut la voisine énigmatique du Mommy de Xavier Dolan, rayonne de beauté. Philippe Rebbot est un Jésus droit sorti d’une oeuvre du Gréco. Enfin, c’est un pur bonheur de retrouver Michael Lonsdale (Jean) et l’immense Max von Sydow (le croque-mort) en « anges » venus d’ailleurs pour dispenser du réconfort…
Face au pessimisme existentiel à l’oeuvre dans la pensée d’aujourd’hui, Bouli Lanners donne Les premiers les derniers. A l’instar de tous les personnages, Jésus, ici, doute. L’humanité qui émane du film n’en est que plus forte.
LES PREMIERS LES DERNIERS Drame (Belgique – 1h38) de et avec Bouli Lanners et Albert Dupontel, Suzanne Clément, Michael Lonsdale, David Murgia, Aurore Broutin, Philippe Rebbot, Serge Riaboukine, Lionel Abelanski, Virgile Bramly, Max von Sydow. Dans les salles le 27 janvier.