Lili ou la vraie nature d’Einar
« Tu te crois irrésistible? » L’apostrophe est lancée, avec malice, par Gerda Wegener à son mari Einar… Irrésistible peut-être pas mais assurément troublant! Dans le Danemark du milieu des années vingt, Einar Wegener est un peintre paysagiste dont les tableaux se vendent bien même s’il répète à l’envi les images de fjords, de tourbières, de vastes étendues d’eau grise ou d’alignement d’arbres nus et noirs… Le travail de Gerda, qui peint des portraits plutôt académiques, se vend, lui, très mal. C’est pourtant un grand portrait d’une belle femme alanguie qui va provoquer un séisme intime dans l’existence, jusqu’alors amoureuse, du couple Wegener… Son modèle se faisant attendre et Gerda souhaitant avancer dans sa peinture, elle propose à Einar d’enfiler une paire de bas et de chausser des escarpins. En glissant son pied dans la soie, Einar éprouve soudain un frisson inconnu qui réveille en lui des sensations nouvelles. Lorsqu’une amie arrive à l’improviste, s’amuse de voir Einar vêtu en femme et lui dépose un bouquet de lys dans les bras, le peintre deviendra Lili…
Avec Danish Girl, Tom Hooper retrace l’histoire d’amour, étonnante et tragique, de Gerda Wegener et de son mari Einar qui va, petit à petit, entrer dans la peau de Lili, jusqu’à franchir le pas et devenir, en 1930, la première personne à avoir subi une chirurgie de réattribution sexuelle. Le cinéaste du Discours d’un roi (2010) s’est appuyé sur l’histoire vraie du couple et aussi sur des éléments du récit passablement romancé de David Ebershoff nourri, semble-t-il, du journal intime de Lili.
Si Danish Girl est bien un biopic, le film échappe heureusement aux pesanteurs souvent inhérentes au genre. Le réalisateur britannique s’applique en effet à concentrer son regard sur ce couple en voie d’explosion que sont Gerda et Einar/Lili. Au départ, Gerda s’amuse de voir son mari jouer à être Lili et cela pimente même leur vie sexuelle. Rejoignant sa femme dans le lit conjugal, Einar se dévêt et Gedra est troublée de le voir porter, sous ses habits d’homme, une nuisette de soie… Et puis, à l’occasion d’un bal des artistes à Copenhague, le jeu se prolonge. Ce n’est pas Einar qui accompagne Gerda à la fête mais bien une Lili qui attire tous les regards masculins. Et le jeu dangereux deviendra insupportable à Gerda lorsqu’elle surprendra un homme embrassant sur la bouche une Lili qui avouera: « Je l’ai embrassée comme si je m’embrassais moi-même »…
Il semble que Danish Girl ait été une aventure difficile à monter… Du côté des comédiennes, Nicole Kidman, Charlize Théron, Gwyneth Paltrow, Uma Thurman, Rachel Weisz ou Marion Cotillard ont été sur le projet pour incarner Gerda. Du côté, cette fois, des metteurs en scène, Tom Hooper a pris la suite de Tomas Alfredson (La taupe), Lasse Hallstrôm (Les recettes du bonheur), Neil LaBute (En compagnie des hommes) ou Anand Tucker (Donne-moi ta main). Par contre, le choix, par Hooper, d’Eddie Redmayne pour être Einar puis Lili apparaît comme une absolue évidence! Tant le titulaire de l’Oscar du meilleur acteur 2015 pour Une merveilleuse histoire du temps (déjà un biopic puisqu’il incarnait le physicien Stephen Hawking) a le sourire craquant du séduisant jeune peintre qui plaît aux femmes, le regard embué et troublant de Lili qui fait perdre pied aux hommes et la grâce diaphane d’un être à l’air masculin qui affirme, douloureusement, « Je pense être une femme à l’intérieur »…
On ne peut donc parler de Danish Girl comme d’un « film d’auteur » mais Hooper réussit pourtant à le rendre impressionnant et pathétique au fur et à mesure que Lili et Gerda s’aventurent sur les territoires encore inconnus du transgenre. Hooper peut compter, ici, sur le talent de Danny Cohen, son directeur de la photographie qui signe une image tour à tour dépouillée et luxuriante. Les intérieurs de l’appartement/atelier de Gerda et Einar semblent sortir tout droit des oeuvres du peintre danois Vilhelm Hammershoi (1864-1916) dont le musée d’Orsay montra, en 1997-98, une belle exposition. Les enfilades de pièces vides, les portes blanches, les murs dans des teintes gris bleutées froides, le tout dans une belle lumière scandinave sont superbes. Mais il y a une nuance de taille avec Hammershoi, spécialiste d’énigmatiques portraits de dos. Tout au long du film, le cinéaste, lui, explore longuement, précisément, amoureusement le visage de Lili… Les scènes où Lili expérimente le rouge à lèvres, où elle répète des gestes de femme sont très belles. Terribles aussi comme lorsqu’elle se rend dans un peep-show parisien pour reprendre les cambrures, les mains dans les cheveux, les caresses d’une belle prostituée. Ou encore lorsque, dans les coulisses du théâtre où il peint des décors, Einar se déshabille devant un miroir qui l’emprisonne et regarde son corps d’homme avant de dissimuler son sexe entre ses cuisses pour devenir brièvement Lili…
Jusqu’aux ultimes séquences d’hôpital à Dresde où Lili supplie: « Ce n’est pas mon corps. Faites-le disparaître! » et où sa vie basculera, Danish Girl accompagne au plus près et sous le regard d’une Gerda toujours aimante mais de plus en plus perdue (la jeune Suédoise Alicia Vikander), la quête de Lili. Elle passe évidemment par le jeu du travestissement puis par sa nécessité pour entrer dans le regard de l’autre. Elle se heurte à l’incompréhension de médecins qui parle de folie, de perversion, de schizophrénie, d’homosexualité et propose la radiothérapie, de petits trous dans les tempes ou la camisole. Elle se confronte à la violence lorsque Lili est passée à tabac par des voyous qui la traitent de « tarlouze ». Elle passe aussi par le soutien de Gerda ou de Hans, l’ami d’antan (Matthias Schoenhaerts) et elle culmine dans la douleur d’opérations qui permettront cependant à Lili de dire: « Je suis intégralement moi ».
Ce n’est pas la première fois que le cinéma aborde le transgenre. Xavier Dolan l’a fait avec Laurence Anyway ou François Ozon avec Une nouvelle amie mais Danish Girl a la particularité d’être centré entièrement sur Einar/Lili et de nous faire toucher du doigt une souffrance que Lili Elbe, aujourd’hui icône du mouvement transgenre, exprime ainsi: « J’ai rêvé que j’étais un bébé dans les bras de ma mère. Elle me regardait et m’appelait Lili »…
DANISH GIRL Drame (Grande-Bretagne – 2h) de Tom Hooper avec Eddie Redmayne, Alicia Vikander, Ben Whishaw, Amber Heard, Sebastian Koch, Matthias Schoenhaerts, Tusse Silberg, Adrian Schiller. Dans les salles le 20 janvier.