Le rendez-vous de Berck-Plage
« Si c’est pas le bonheur, ça? » Ce bonheur-là a, pour Hélène, Lili et Rose, la saveur d’une glace en cornet. Fraise-citron sur la promenade de Berck-Plage. Nous sommes en 1962 et les trois amies sont venues sur la côte d’Opale pour aller à la mer, manger du poisson. Et surtout ne pas parler de la déportation… Car ces trois femmes sont des survivantes d’Auschwitz. Ainsi qu’en attestent les sinistres numéros tatoués sur leurs avant-bras.
C’est sur l’évocation, dans des teintes gris plombé, de la Marche de la mort que s’ouvre A la vie de Jean-Jacques Zilbermann. Le 17 janvier 1945, alors que les troupes alliées se rapprochent des camps d’extermination, les nazis évacuent les lieux et contraignent les détenus épuisés et affamés à marcher, sur des kilomètres, d’Auschwitz vers le camp de Loslau. Dans le camp, Lili et Hélène essayent de retrouver, entre baraquements et châlits, leur amie Rose…
Johanna ter Steege, Julie Depardieu et Suzanne Clément. DR
Pourtant A la vie n’est pas un film de plus sur la Shoah. Bien sûr, la mémoire du génocide traverse l’oeuvre de part en part mais le cinéaste a pour première préoccupation d’évoquer trois femmes qui ont habité son enfance et sa jeunesse. Car Hélène, c’est dans la vraie vie, Irène Zilbermann, la mère du réalisateur. Et ses deux amies, Paulette et Annie, ont bien existé aussi. D’ailleurs elles figurent toutes trois dans un documentaire, Irène et ses soeurs, réalisé à la fin des années 80 par Jean-Jacques Zilbermann. Cette histoire personnelle vient donc nourrir, ici, un film de fiction qui s’autorise clairement les ressorts de la comédie mais s’interdit le mélo.
Avec trois comédiennes venues d’horizons différents, le cinéaste réussit à raconter, avec une forme de grâce mâtinée d’émotion, le parcours de trois femmes qui ont survécu ensemble et qui ont réappris la vie ensemble. Mais point de mièvrerie ici. Les relations entre Hélène, Lili et Rose reposent sur la douceur, l’humour mais aussi le conflit et la douleur… Lorsque Rose se braque dès qu’il est question d’Auschwitz, c’est évidemment parce qu’une blessure inoubliable l’a marquée là-bas.
Zilbermann adopte le ton de la chronique pour dessiner des personnages qui oscillent entre l’horreur et les petits riens de la vie. Hélène, la Parisienne de Pologne, retrouve Henri, son amour d’enfance, lui aussi déporté, et l’épousera même si le mariage ne sera pas consommé. Lili, venue d’Amsterdam, exaspère la communauté juive par ses écrits et sa lutte pour le droit des femmes à devenir rabbin. Quant à Rose, habitante de Montréal, elle vit aussi avec un ancien déporté et se ronge d’avoir la sensation de ne pas aimer ses enfants.
Julie Depardieu, Suzanne Clément et Johanna ter Steege à la plage. DR
Pendant un week-end à Berck-Plage, Zilbermann observe, avec tendresse, Hélène, Lili et Rose (Julie Depardieu, Johanna ter Steege et Suzanne Clément, vue récemment en voisine énigmatique dans Mommy de Xavier Dolan) cherchant leurs marques dans une époque -les années soixante- où l’on est sorti de la guerre, où règnent les transistors, le twist, les bikinis, les couleurs vives et une intense joie de vivre. La trouvaille d’A la vie, c’est que les trois survivantes n’expliquent pas de leur passé aux spectateurs mais qu’elles en parlent entre elles, évitant ainsi le pathos et s’inscrivant dans une mélancolie tendre. Mieux encore, le cinéaste puise dans l’humour juif la possibilité de rire de l’horreur. Ainsi lorsque Lili lance à Hélène: « Tu fatigues pas de faire le service après-vente d’Auschwitz? »
Et puis l’amour passe par là… Hélène, la mariée encore vierge, tombe sous le charme de Pierre, un jeune moniteur du club Mickey. Avec lui, elle découvrira la plénitude physique avant de revenir à son mari. Mais, en se quittant, Hélène, Lili et Rose se promettent de revenir tous les ans passer un week-end à Berck-Plage. Or, Pierre habite là…
A la vie (le Lechaïm hébreu du toast porté avec des verres d’alcool) réussit aussi bien la reconstitution du Berck des sixties que la mise en scène de la rage du bonheur qui habite Hélène et ses amies. La b.o. d’Eric Slabiak est très belle et la scène où, dans le soleil qui se couche sur la mer, les trois amies fredonnent, en yiddish, « Meydl, meydl, kh’vil bay dir fregn – Vos ken vaksn vaksn on regn? – Vos ken brenen un nit oyfhern? » (Jeune fille, jeune fille, je veux te demander – Qu’est-ce qui peut pousser, pousser sans pluie? – Qu’est-ce qui peut brûler sans fin?) suffit à faire sentir le lien fort et indicible qui les unit définitivement.
A LA VIE Comédie dramatique (France – 1h44) de Jean-Jacques Zilbermann avec Julie Depardieu, Johanna ter Steege, Suzanne Clément, Hippolyte Girardot,Mathias Mlekuz, Benjamin Wangermée. Dans les salles le 26 novembre.