La musique est un cri qui vient de Tunisie
« Toi, rien ne t’arrête! » Farah a 18 ans, elle aime la vie, elle adore chanter. C’est le temps du bac et elle va décrocher une mention très bien. Sa mère est ravie. Enfin sa fille va avoir un avenir puisqu’elle doit faire médecine. Mais Farah a surtout envie de suivre des études de musicologie. Sa mère tance: « La musicologie ne mène à rien dans ce pays! » Ce pays, c’est la Tunisie. La Tunisie de l’été 2010, avant la chute du président Ben Ali.
Réalisatrice tunisienne de trente ans, formée à la Sorbonne puis à la Fémis, Leyla Bouzid situe donc l’action de A peine j’ouvre les yeux sous l’ère Ben Ali… Tourné après la révolution tunisienne, le film veut raconter, avant que l’oubli n’efface les (mauvais) souvenirs, ce qu’avait vécu et subi le peuple sous la dictature: le quotidien étouffant, les pleins pouvoirs de la police, la surveillance, la peur et la paranoïa des Tunisiens durant les 23 années où Ben Ali avait la main sur le pays… Parce qu’elle pense que l’un des rôles du cinéma est de se battre contre l’amnésie et l’oubli, Leyla Bouzid embarque donc le spectateur dans une oeuvre qui mêle l’intime et le regard politique, le tout avec la musique comme forme de résistance.
A peine j’ouvre les yeux pose la question: comment, en Tunisie, se défaire de la famille, de la société et du système? A travers l’aventure de la jeune Farah, la cinéaste décrit l’énergie qu’il faut déployer, les résistances que cela provoque, la violence que cela peut engendrer… Farah est amoureuse de Borhène, un musicien à peine plus âgé qu’elle. Ils se retrouvent, à la nuit tombée, dans des couloirs d’immeuble, pour furtivement se toucher, se caresser, s’embrasser… avant que Farah ne rentre chez elle. Pour affronter sa mère, lui raconter des histoires que celle-ci ne croit évidemment pas.
Chanter, c’est toute l’ambition et toute la vie de Farah. Dans des restaurants, des boîtes, des bars (où la bière coule à flots), elle se produit dans un groupe de rock engagé avec Borhène au luth, Inès aux synthés, d’autres amis musiciens à la basse et à la batterie tandis qu’Ali, le manager du groupe, filme au caméscope, leurs prestations. Mais Farah ne chante pas l’amour romantique ou les « je n’aime que toi pour toujours ». La chanson qui donne son titre au film dit: « Je vois les gens privés de travail, de bouffe et d’une vie hors de leur quartier. Méprisés, dépités, dans la merde jusqu’au cou, ils respirent par leurs semelles… » De quoi, évidemment, se faire mal voir des autorités… Mais Farah, Borhène et les autres n’en ont cure. La musique les transporte, leur fournit la sensation d’exister.
Tout en suivant une Farah (la débutante Baya Medhaffar) au visage rond de presque gamine sous une tignasse brune et bouclée, Leyla Bouzid va évoquer tout à la fois la place des femmes dans la société tunisienne du temps de Ben Ali et montrer, de manière quasi-documentaire, les trains de banlieue, la nuit nocturne de Tunis, la gare routière ou encore, quittant la capitale, les mines poussiéreuses de phosphate où les ouvriers (qui jouent leur propre rôle) constituèrent un haut lieu de la résistance à Ben Ali. Dans cette cartographie d’un pays où l’impression d’étouffement est profonde, Farah tente de tracer sa jeune route. La jeune fille est l’une des quatre figures féminines qui traversent le film. Outre Farah, il y a bien sûr Hayet, la mère qui se fait un sang d’encre pour sa fille. Et puis on trouve une grand-mère, personnage tutélaire, une femme de ménage qui se rêve un destin d’épouse en se disant blonde aux yeux verts sans oublier Inès, la fille des claviers, amoureuse de Borhène et donc jalouse de Farah… Au cours d’une soirée, tandis qu’elle danse, un homme lui tourne autour, tente de l’embrasser contre son gré au motif qu’elle est… féministe! Plus tard, dans un bar occupé exclusivement par des hommes, sa mère aura à subir le regard concupiscent des clients. Leyla Bouzid n’appuie jamais le trait mais montre que la liberté des femmes n’est pas encore gagnée.
De concert de concert, Farah chante la liberté et la résistance de « gens éteints, coincés dans leur sueur », de « gens qui s’exilent, traversant l’immensité de la mer, en pèlerinage vers la mort » tandis que, sur leur dos, on construit des châteaux. Elle déclamera l’« hirondelle à la chevelure qui détonne, et l’avis qui résonne, au rire scandale, au culot vertical ». Il faudra pour la faire taire… couper l’électricité. De fil en aiguille, la vie de Farah va se dérouler sous le signe de la peur. La trahison d’Ali, le manager, qui se révèle être un indic de police, va précipiter l’éclatement du groupe de rock…
Soudain, Farah disparaîtra et il faudra se rendre à l’évidence: elle est entre les mains de la police. Inquiète puis paniquée, Hayet (Ghalia Benali, célèbre chanteuse tunisienne) ira jusqu’à renouer avec un fonctionnaire de la police secrète dont on imagine qu’il fut autrefois un amant, pour avoir des nouvelles de Farah…
A peine j’ouvre les yeux est un beau premier film sensible où résistance rime avec jeunesse et musique. A sa fille revenue de l' »enfer », Hayet ordonne enfin: « Chante! » et surtout « Continue! ».
A PEINE J’OUVRE LES YEUX Comédie dramatique (Tunisie – 1h42) de Leyla Bouzid avec Baya Medhaffar, Ghalia Benali, Montassar Ayari, Aymen Omrani, Lassaad Jamoussi, Deena Abdelwahed, Youssef Soltana, Marwen Soltana, Najoua Mathlouthi, Youness Ferhi, Fathi Akkeri, Saloua Mohammed. Dans les salles le 23 décembre.