Les outsiders et la grande lessive financière
En exergue de The Big Short, le réalisateur Adam McKay cite Mark Twain et ce « Ce n’est pas ce que vous ne savez pas qui vous pose des problèmes, mais c’est ce que vous savez avec certitude et qui n’est pas vrai. » Après quoi, le cinéaste embarque le spectateur dans un extraordinaire et extravagant maëlstrom dont le coeur n’est autre que la crise financière qui a secoué, entre 2007 et 2011, l’Amérique du nord et le monde entier…
Ici, il convient de mettre le cinéphile en garde… A cause de son casting « deluxe », comme disent les Américains, et du sous-titre français du film, on pourrait imaginer qu’on va suivre de nouvelles aventures, façon Ocean Eleven avec, à la manoeuvre, le quatuor Bale-Gosling-Carell-Pitt. Tout faux! Pire que cela, The Big Short nécessiterait, dans l’absolu, de voir distribuer, à l’entrée de la salle, un solide glossaire de la finance.
Savez-vous ce qu’est un MBS, un score FICO, des créances hypothécaires, un CDO, voire un CDO synthétique, un contrat ISDA ou encore des Credit Default Swaps? Non? Moi, non plus mais je présume rien de bon quand se mêlent à cette liste les tristement fameuses subprimes! Tous ces termes de la finance, comme encore « shorter le marché immobilier », reviennent constamment dans le film… Faut-il alors prendre ses jambes à son cou et fuir? Absolument pas! Aussi curieux que cela puisse paraître et malgré la complexité des concepts mis en oeuvre, on se laisse prendre à cette histoire tout à fait excitante.
A cela, deux raisons, au moins. D’abord, évidemment, les quatre stars qui s’en donnent à coeur joie dans l’inquiétante description de la démesure des milieux financiers. On se souvient qu’en 2013, Martin Scorsese avait porté à l’écran les aventures de Jordan Belfort, le trader totalement speedé (incarné par Leonardo DiCaprio) dans Le loup de Wall Street. McKay, lui, multiplie l’offre par quatre! Ensuite, on admire la mise en scène brillamment enlevée d’un McKay qui avait fait ses armes dans la comédie cinoque mais efficace portée par Will Ferrell. Après Présentateur vedette (2005), Frangins malgré eux (2008), Very Bad Cops (2010) ou Légendes vivantes (2013), pochades régressives et cinglées, McKay a mis la barre beaucoup plus haut avec cette histoire d’enrichissement sur fond de chute du système bancaire mâtinée de corruption et de complaisance généralisées.
The Big Short raconte l’histoire (vraie) de quatre outsiders qui, en 2005 et en profitant de l’aveuglement généralisé des banques, des médias et du gouvernement, anticipent l’explosion de la bulle financière et vont enregistrer, à l’heure (2008) où l’économie mondiale boit la tasse, de colossaux bénéfices… Voici d’abord Michael Burry, gestionnaire de fonds excentrique qui invente un instrument financier pour parier contre l’accumulation des crédits immobiliers et rafler la mise. Jeune loup de la Deutsche Bank à Wall Street, Jared Venett entend parler de la stratégie de Burry et persuade le hedge funder Mark Baum d’entrer dans le fructueux business… Enfin, deux jeunes gestionnaires de fonds qui voudraient jouer dans la cour des grands, demandent à l’ex-banquier Ben Rickert de les coacher…
En suivant tour à tour et alternativement Burry, Venett, Baum et Rickert, le cinéaste réussit un épatant collage de séquences toutes plus ébouriffées les unes que les autres. Il y a de tout dans The Big Short, du drame, de la pure comédie, voire du burlesque (le forum de titrisation à Las Vegas avec ses traders qui se détendent en tirant sur des cibles à l’effigie de Ben Laden) ou encore des « interviews » de vulgarisateurs comme Margot Robbie dans son bain moussant, un verre de champagne à la main, le chef Anthony Bourdain qui compare les restes de flétan utilisés en ragoût à des montages financiers toxiques ou encore Selena Gomez et l’économiste Richard Thaler jouant au blackjack pour expliquer les paris latéraux sur les titres hypothécaires…
Bien sûr, on ne comprend pas tout d’autant que le rythme est celui d’un thriller d’action, que les répliques sont distribuées à la mitraillette et… qu’on a du mal à décrypter la totalité, en v.o., des sous-titres français. Mais on mesure quand même et sans peine le gigantesque jeu de massacre qui s’installe dans ces années-là. « Il est possible que tout le système soit frauduleux », commente le Dr Burry tandis que nos outsiders se proposent de « remuer la merde ».
McKay n’épargne personne. Wall Street, évidemment et une responsable qui sourit, avide: « Si on nous offre de l’argent, on le prend ». Les banques totalement aveuglées par leur cupidité, les agences de notation -les célèbres Moodys ou Standard & Poors- et leur fameux triple A dont une responsable avoue, piteuse: « Si on ne collabore pas avec les banques, elles vont à la concurrence ». Que dire du journaliste du Wall Street Journal qui botte en touche parce qu’il a un bébé de trois ans à nourrir et une femme qui fait des études? Ou encore de cette belle blonde ex-employée de la SEC, l’organisme fédéral du contrôle des marchés financiers qui, au bord d’une piscine, distribue son CV aux banques… La moralité, c’est sûr, n’y trouve pas son compte.
« La vérité, dit encore un personnage, c’est comme la poésie. Et la plupart des gens détestent la poésie ». De fait, The Big Short glisse que, dans la finance, personne n’agit de manière raisonnable. Alors nos quatre outsiders ont l’air de quatre cavaliers de l’apocalypse. Pour eux, les CDO synthétiques, c’est de la bombe atomique tandis que les centaines de villas de Floride habitées par quatre habitants seulement (mais avec un crocodile dans la piscine) sont un autre Tchernobyl…
Christian Bale apporte son regard halluciné au docteur Burry, ex-neurologue passé manager de fonds. Un type à la marge mais génial qui écoute du heavy metal à longueur de journée, tape comme un sourd sur sa batterie et a tendance à se promener pieds nus au bureau.
Steve Carell campe un Mark Baum éternellement indigné, perpétuellement torturé, en colère contre l’avidité des banquiers mais meurtri aussi par la perte de son frère. Un type qui, jeune homme, faisait le désespoir de son rabbin parce qu’il cherchait des incohérences dans la parole de Dieu et qui, adulte idéaliste, se demande s’il aurait pu faire davantage pour éviter la tragédie…
Ryan Gosling incarne l’ambitieux Jared Venett, négociateur habile et sans scrupules de Wall Street. Beau parleur, tiré à quatre épingles, il est aussi le narrateur de l’histoire et il s’adresse, de temps à autre, regard caméra, directement au spectateur pour lui éclairer l’action. L’oeil allumé, Venett lance: « Vous sentez? Ca sent l’argent! »…
Enfin Brad Pitt est Ben Rickert, l’ex-banquier, désormais barbu et persuadé que le changement climatique et l’économie corrompue sont en train de détruire nos ressources naturelles. Parano parce qu’il pense être écouté par la NSA, Rickert se promène, dans les aéroports, avec un masque chirurgical et produit des graines pures pour son alimentation… Un peu fou survivaliste, il reste cependant une pointure dans la compréhension et l’analyse des données financières et économiques…
The Big Short -où l’on glisse que c’est quand même le contribuable qui a sauvé le système- est un film énergique à voir absolument. En songeant à cet autre mot de Mark Twain: « Le banquier est quelqu’un qui vous prête son parapluie lorsque le soleil brille et qui vous le reprend aussitôt qu’il pleut ».
THE BIG SHORT – LE CASSE DU SIECLE Comédie dramatique (USA – 2h10) d’Adam McKay avec Christian Bale, Steve Carell, Ryan Gosling, Brad Pitt, Jeremy Strong, Hamish Linklater, Rafe Spall, Finn Wittrock, John Magaro. Dans les salles le 23 décembre.