Un homme debout dans la Guerre froide
Comment naissent les films? Pour Le pont des espions, on sait. Durant son enfance, Steven Spielberg entendait son père parler de la profonde animosité régnant entre Américains et Russes à l’époque de la Guerre froide… Le cinéaste se souvient aussi que son père était parti en URSS pour un voyage professionnel juste après que Francis Gary Powers avait été abattu, aux commandes de l’avion-espion U2, dans le ciel russe. Avec ses collègues de General Electric, le père Spielberg faisait la queue à Moscou pour voir l’exposition de la combinaison de Powers, de son casque ainsi que des restes de l’U2. Remarqués par des officiers russes, les Américains furent priés de présenter leurs passeports. On les fit alors sortir de la file et passer devant tout le monde. Mais ce n’était pas pour leur être agréable. Une fois devant les objets exposés, un des Russes pointa les Américains du doigt et leur lança, très en colère: « Regardez ce que votre pays fait au nôtre! »
Au cours de sa carrière, Spielberg a souvent abordé des événements historiques: la guerre sino-japonaise (Empire du soleil, 1987), la Shoah (La liste de Schindler, 1993), l’abolition de l’esclavage (Amistad, 1997), la Seconde Guerre mondiale (Il faut sauver le soldat Ryan, 1998), l’attaque terroriste aux J.O. de 1972 (Munich, 2005) ou l’histoire du 16e président américain (Lincoln, 2012)… Avec Le pont des espions, celui qu’on surnomme The King of Entertainment, embarque le spectateur dans les heures sombres de la Guerre froide…
Le film s’ouvre, dans Brooklyn en 1957, sur un petit homme insignifiant filé dans le métro par une équipe de gros bras du FBI… Immédiatement, on est plongé dans une atmosphère d’époque. On serait tenté de dire qu’il ne manque pas un bouton de guêtre dans ce remarquable décor new-yorkais mais ce n’est pas cela qui retient d’abord l’attention. En effet, Spielberg imprime d’emblée un rythme presque haletant à ce qui est bien un thriller.
Avec Le pont des espions, Spielberg s’empare de deux moments particuliers de la Guerre froide. D’une part, l’arrestation aux Etats-Unis, du colonel Rudolf Ivanovich Abel, espion russe installé à New York, d’autre part la mésaventure du pilote américain Francis Gary Powers descendu au-dessus de la Russie alors qu’il photographiait, à très haute altitude, des installations stratégiques soviétiques. Et c’est un avocat qui va relier les deux affaires l’une à l’autre…
On notera qu’à propos du personnage d’Abel, le cinéaste a pris des libertés avec l’Histoire. Le scénario, sans doute pour ne pas alourdir le film, occulte le fait que l’espion russe William Fischer, arrêté en 1957 aux Etats-Unis, s’est toujours fait passer pour Rudolf Abel, alors que ce dernier était mort en 1955 à Moscou…
Avocat spécialisé dans le domaine des assurances et fin négociateur, James Donovan est désigné d’office par les instances du barreau de New York pour défendre le colonel Abel devant la justice des Etats-Unis. Pour tout le monde, ce doit être une affaire vite pliée et qui doit envoyer simplement Abel sur la chaise électrique. Mais Donovan, bien que réticent à l’idée de se collecter avec le droit pénal, va se piquer au jeu. Et décider de défendre l’espion soviétique avec tous les moyens du droit américain et dans un procès loyal et équitable. Et alors qu’éclate l’affaire de l’U2, que Powers est condamné à Moscou, Donovan va se voir charger d’une mission plus secrète. La CIA lui demande de négocier avec les Russes l’échange d’Abel contre Powers…
Le pont des espions, quasiment « filmé à l’ancienne », se range dans la bonne et grande tradition du film d’espionnage, à cette différence près que le héros, ici, n’est pas un inquiétant et maléfique homme de l’ombre mais un citoyen américain et un patriote fier de son pays. Cependant, par son ambiance, le dernier Spielberg fait songer à des films comme L’espion qui venait du froid, Mes funérailles à Berlin, Le piège ou Un, deux, trois de Billy Wilder que Spielberg met, malicieusement, à l’affiche d’une salle de cinéma de Berlin…
Spielberg réussit constamment à garder le spectateur sous tension en s’intéressant, d’abord, au personnage du colonel Abel puis, en montrant la CIA préparant ses pilotes à mener une guerre de l’information et enfin en se concentrant sur la périlleuse mission de Donovan à Berlin… Les séquences berlinoises, filmées dans des teintes bleutées et froides mais réalisées dans la ville de Wroclaw en Pologne, sont remarquables autant pour la représentation historique de la construction du Mur que pour les tractations de Donovan pris entre les intérêts tour à tour convergents et divergents de l’URSS et de son allié est-allemand. Et, sous la neige et dans le froid, l’échange des espions sur le fameux pont de Glienicke (le vrai, cette fois) est brillamment mis en scène…
Spielberg peut, ici, s’appuyer sur un excellent Tom Hanks qui fait de Donovan un personnage massif, insensible à la pression des médias et d’une opinion publique hostile et qui relève un défi même s’il ne connaît pas toute la règle du jeu, un homme probe même s’il doute. C’est étrangement Abel, l’espion russe, qui rendra à Donovan le plus bel hommage en le qualifiant d’« homme debout ». Pour sa part, Mark Rylance réussit une composition remarquable avec le personnage, tour à tour maniaque et résigné, d’Abel. Un espion qui ne laisse jamais rien paraître et qui répond à Donovan qui lui demande s’il n’est inquiet pas à l’heure de passer en justice, un simple « Ca aiderait? »
Donovan, le discret héros américain, retournera à son travail d’avocat… Simplement le regard des passagers du métro sur lui aura changé entre le début et la fin de l’aventure. Et Spielberg boucle la boucle avec un Donovan, installé dans le métro new-yorkais, qui regarde des gamins escaladant une clôture dans un jardin de banlieue… Plus tôt, alors que Donovan était en mission, son voyage dans le métro de Berlin l’avait mis aux premières loges de la mort tragique d’Allemands tentant d’escalader le Mur pour passer à l’Ouest.
LE PONT DES ESPIONS Thriller (USA – 2h21) de Steven Spielberg avec Tom Hanks, Mark Rylance, Scott Sheperd, Amy Ryan, Sebastian Koch, Alan Alda, Austin Stowell, Mikhail Gorevoy, Will Rogers. Dans les salles le 2 décembre.