Margherita et le temps des douleurs
Le plus grand réalisateur italien contemporain est un artiste rare. La dernière fois que nous avions partagé le cinéma de Nanni Moretti, c’était en 2011 pour un Habemus papam qui ne manquait pas de piquant avec son souverain pontife qui, se sentant inadapté devant le poids des responsabilités, décidait de jouer les filles de l’air…
Quatre années plus tard, Moretti est de retour avec une oeuvre à la fois grave et grinçante. Grave lorsque Mia madre évoque les derniers jours de la vie d’Ada, une vieille dame que sa fille et son fils accompagnent vers l’issue fatale. Grinçante lorsque le film nous entraîne dans les arcanes d’un tournage de cinéma quelque peu perturbé par la présence d’une star américaine… Le lien entre les deux pendants de Mi madre, c’est Margherita, tout à la fois fille d’Ada et réalisatrice de cinéma.
On ne peut s’empêcher en se plongeant dans Mia madre, de songer à cet autre film de Moretti qu’était La chambre du fils (2001), tragédie familiale autour de la mort brutale d’un adolescent. Cependant, pour le cinéaste, La chambre… était une manière d’exorciser la peur alors que Mia madre parle d’une expérience commune à bien des personnes, en l’occurrence la mort d’une mère et la douleur qu’elle provoque…
Le nouveau Moretti (présenté en compétition à Cannes mais revenu -injustement- bredouille de la Croisette) s’ouvre par une scène de manifestation. Marchant vers les forces de l’ordre casquées, des ouvriers scandent « Non aux licenciements » ou « Du travail pour tous »… Cris, coups de matraques et un « Coupez! » qui nous ramène d’emblée dans l’univers de la fiction. La cinéaste n’est pas satisfaite de la scène, ni du fait que son chef opérateur filme de trop près les coups qui s’abattent sur les manifestants… Mais surtout Margherita est en complet décalage entre le film très structuré qu’elle est en train de tourner et le délicat état émotionnel qu’elle est en train de traverser…
Ce qui fait la force de Mia madre, c’est que Nanni Moretti trouve le juste dosage entre le tournage et les moments douloureux où Margherita et son frère Giovanni se retrouvent, ensemble, au chevet de leur mère hospitalisée. A la perfection, le cinéaste de Journal intime capte ces moments où l’on fait semblant d’avoir cuisiné d’excellentes pâtes à la sauce tomate qu’Ada va aimablement goûter; ce stress quand Ada se retrouve soudain en soins intensifs parce que son coeur est vraiment trop fatigué ou encore lorsqu’on propose à la vieille dame de rentrer chez elle et que celle-ci décline au motif qu’elle voudrait saluer l’aimable infirmière qui ne sera là que le lundi d’après…
Evidemment, alors que Giovanni (Nanni Moretti qui se contente d’un gros second rôle) semble parfaitement irréprochable, c’est Margherita qui est au coeur du film… Une artiste déchirée entre un travail qui lui coûte quotidiennement, une séparation avec son compagnon et les soucis que lui cause sa mère… Pour raconter l’état de Margherita, Nanni Moretti joue sur différents tableaux, mêlant, sans que cela soit immédiatement perceptible par le spectateur, la réalité, les rêves, les cauchemars (l’étrange scène avec l’appartement baignant dans l’eau), les souvenirs… Et on sourit aussi beaucoup en voyant Margherita se débattre avec son tournage et plus encore avec Barry Huggins, comédien américain débarqué d’Hollywood (John Turturro épatant) qui mélange ses scènes ou ne maîtrise pas vraiment ses répliques… Il faut dire aussi que le pauvre Barry est mis à rude épreuve quand il doit conduire une voiture dont le pare-brise est encombré de caméras et d’éclairages… Et tandis qu’on s’amuse de voir Barry Huggins racontant combien Stanley Kubrick l’adorait, on observe Margherita perdant pied peu à peu dans le sentiment de n’être pas à la hauteur vis-à-vis de son travail, de sa mère, de sa grande adolescente de fille…
Il faut dire que Giovanni n’est pas le dernier à remuer le couteau dans la plaie… Avouant que c’était comme s’il se parlait à lui-même, Moretti nous gratifie en effet d’une séquence où une queue interminable de cinéphiles s’allonge devant le cinéma romain Capranichetta tandis que Giovanni conseille à sa soeur d’être un peu plus légère et de briser au moins un de ses 200 schémas mentaux…
Si Mia madre peut être vu comme un film dans lequel Nanni Moretti a mis beaucoup de lui-même, c’est sans doute parce que l’écriture du film a été marquée par le souvenir de la mère du cinéaste (prof de latin/grec comme l’Ada du film) mais aussi, peut-être, à cause de la séquence de la conférence de presse. Assaillie de questions, Margherita s’apprête à fournir une réponse standard… Et puis sa voix s’estompe et on entend ses pensées: « Oui bien sûr, le rôle du cinéma… Mais pourquoi est-ce que je continue à répéter les mêmes choses depuis des années…? »
Enfin il y a ce propos -« Je veux voir l’acteur à côté du personnage »- répété à plusieurs reprises dans Mia madre. S’il est plutôt énigmatique, il colle pourtant parfaitement à l’émouvante Margherita Buy. On voit de fait l’actrice (déjà présente chez Moretti dans Habemus papam et Le caïman) et aussi le personnage de Margherita, la cinéaste, dont les états d’âme s’écrivent sur le visage…
Enfin aussi, il faut dire que Mia madre n’est pas un film « plombant ». D’ailleurs, à la question « A quoi tu penses? » qui clôt le film, Margherita répond: « A demain! »
MIA MADRE Comédie dramatique (Italie – 1h47) de et avec Nanni Moretti et Margherita Buy, John Turturro, Giulia Lazzarini, Béatrice Mancini, Stefano Abbati, Enrico Ianniello, Anna Bellato, Tony Laudadio. Dans les salles le 2 décembre.