Au fin fond du pire de l’enfer
Les films sur la Shoah ne manquent pas. Dès 1940, Charlie Chaplin l’évoquait dans Le dictateur… Mais, dans tous les films qui ont suivi, s’est toujours posée la question de la représentation cinématographique fictionnelle des camps de concentration. On se souvient d’ailleurs qu’à propos de La liste de Schindler (1993, Steven Spielberg), Claude Lanzmann disait: « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flamme, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre le faire c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation. »
A son tour, le jeune cinéaste hongrois Laszlo Nemes (il est né en 1977 à Budapest) s’empare du sujet et signe un premier long-métrage qui interpelle. Point ici de plans d’ensemble sur un camp de concentration, forcément reconstitué. Point de panoramique sur les rangées de barbelés, point de plongée vers des rangs interminables de malheureux marchant vers la mort programmée. Avec Le fils de Saul, le cinéaste adopte un parti-pris audacieux. Il choisit un regard, celui de Saul Ausländer, Juif hongrois et membre d’un Sonderkommando. Et il s’y tient rigoureusement. « Ce qu’il voit, dit Laszlo Nemes, je le montre, ni plus ni moins. »
Nous sommes en octobre 1944 au camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau. Saul Ausländer est membre d’un Sonderkommando, un groupe de prisonniers juifs isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Il travaille dans l’un des crématoires quand il découvre le corps d’un garçon dans les traits duquel il reconnaît son fils. Tandis qu’un certain nombre de membres du Sonderkommando prépare une révolte, Saul Ausländer décide d’accomplir l’impossible: sauver le corps de l’enfant des flammes et lui offrir une véritable sépulture…
Dans le système d’extermination nazi, les Sonderkommando formaient un rouage essentiel, sans doute le plus problématique, de la machine de mort. Leur travail consistait à accompagner les victimes jusqu’aux chambres à gaz, en les encadrant et les rassurant, les faire se déshabiller, les faire entrer dans les chambres de mort puis à récupérer les cheveux, les bijoux et dents en or, débarrasser les cadavres, les entasser, les brûler tout en nettoyant les lieux. Le tout rapidement car d’autres convois de déportés attendaient.
Les membres des Sonderkommando étaient eux-mêmes des déportés, juifs pour la plupart, sélectionnés à leur descente des trains parce qu’ils étaient jeunes et en bonne santé. Parqués dans des blocks séparés et surveillés, ils vivaient à l’écart des autres prisonniers. Vers les derniers temps d’Auschwitz, les Sonderkommando vivaient directement dans les crématoires, à proximité des salles des fours et des fosses de crémation. Au total, plus de 2000 personnes ont fait partie des Sonderkommando à Auschwitz. Les SS les éliminaient tous les trois à quatre mois lorsque leur rendement faiblissait et parce qu’il ne fallait pas qu’il reste de traces de l’extermination…
Filmé dans un format carré, Le fils de Saul s’empare de cette terrible réalité pour former une oeuvre complètement immersive et intuitive. Laszlo Nemes ne cherche jamais à expliquer l’horreur à l’oeuvre. Il se place aux côtés de Saul Ausländer et, avec lui, donne une sorte d’ici et maintenant de l’Holocauste. Du coup, le film happe et malmène le spectateur de la même manière que Saul est poussé et harcelé par les SS. Ce qu’il observe n’est jamais une totalité du drame mais des fragments captés au vol. Ce qu’il accomplit, ce sont les gestes répétitifs imposés par la barbarie nazie.
A travers le regard de Saul Ausländer, on mesure évidemment le drame quotidien qui se joue mais le cinéaste ne montre qu’exceptionnellement un visage de déporté. C’est aussi l’anonymat de masse en mouvement vers l’extremination qui rend l’abjection encore plus grande. Plus encore, c’est l’environnement sonore qui, ici, impressionne. Aux « Schnell, Schnell, Los, Los! » des SS, répondent des phrases rassurantes (« Vous aurez du travail. Vous serez bien payés » ou « Tout à l’heure, on va vous distribuer du thé chaud ») immédiatement contredites par les cris et les pleurs des cortèges nus entrant dans les chambres à gaz puis par le claquement métalliques des portes et par les poings tambourinant jusqu’au silence sur ces portes…
Dans cet incessant maelström de la monstruosité qu’est l’existence de Saul Ausländer (incarné par Geza Röhrig, remarquable de mouvante présence pour son premier rôle au cinéma), va s’introduire une dimension quasi-fantastique. Pour Saul, offrir des funérailles à ce corps qui est (peut-être) celui de son fils, devient une véritable obsession. Qui pourra même mettre en péril la révolte programmée par des membres du Sonderkommando… Un rabbin a beau lui dire que la prière du Kaddish suffit, Saul ne veut rien entendre et transporte de lieu en lieu ce corps mort devenu une sorte de raison de (sur-)vivre. Parce qu’il n’y a plus d’espoir au fin fond de l’enfer, une voix intérieure parle à Saul et lui impose d’accomplir un acte qui a du sens, un sens humain, archaïque, sacré, qui est à l’origine même de la communauté des hommes et des religions: respecter le corps mort.
Dans Le fils de Saul (Grand prix du Festival de Cannes en mai dernier), la caméra est la compagne d’un homme qui décide soudain de rester debout dans l’enfer. Un homme qui mérite qu’on partage sa souffrance, ses peurs, son courage, sa détermination.
LE FILS DE SAUL Drame (Hongrie – 1h7) de Laszlo Nemes avec Geza Röhrig, Lovente Molnar, Urs Rechn, Todd Charmont, Sandor Zsoter, Marcin Czarnik, Jerzy Walczak, Uwe Lauer, Christian Harting, Kamil Dobrowolski, Juli Jakab. Dans les salles le 4 novembre.