David qui ne voulait pas devenir un homard
Certes l’année cinéma n’est pas terminée mais on peut penser, sans beaucoup de crainte de se tromper, que le titre de « film le plus déjanté » de l’exercice 2015 devrait revenir sans conteste à The Lobster, inénarrable exercice de style du cinéaste grec Yorgos Lanthimos.
Pour mettre immédiatement le spectateur en situation, The Lobster s’ouvre sur une scène énigmatique mais qui ne le restera pas longtemps. Sous une pluie battante, une femme conduit sa voiture en pleine campagne. Elle s’arrête au milieu de la route, descend. On la suit, depuis l’auto et dans le mouvement des essuie-glaces, entrant dans un champ… Là, paissent quelques ânes. La femme abat l’une des bêtes de quatre coups de revolver…
Quelque part, dans la campagne irlandaise (le film a été tourné dans le Kerry), David, quadra à petite moustache légèrement bedonnant, arrive dans un bel établissement dont les longs couloirs aux tapis moelleux font étrangement songer à l’Overlook Hotel du Shining de Kubrick… Mais on comprend vite que l’homme ne vient pas là passer des vacances conventionnelles. D’ailleurs, le questionnaire mené par l’employée de l’accueil est plutôt surprenant: « Avez-vous déjà été seul? » ou « Quelle est votre orientation sexuelle? » David à qui l’on affecte la chambre 101, est accompagné de son chien. Qui s’avère rapidement être son… frère.
A cet instant, logiquement, les premiers spectateurs quittent la salle. On imagine même que certains ronchonnent des commentaires du genre: « C’est pas vrai mais quelle connerie! ». Ont-ils tort? Ont-ils raison? Si The Lobster peut se prévaloir d’être un film gravement déjanté, il peut largement revendiquer d’être clivant. Comme on dit dans les milieux branchés. Mais, il est peut-être bon d’écouter Lanthimos expliquer sinon le pourquoi du comment, du moins exposer son projet. Qui tient en quelques mots: « Dans un futur proche… Toute personne célibataire est arrêtée, transférée à l’Hôtel et a 45 jours pour trouver l’âme soeur. Passé ce délai, elle sera transformée en l’animal de son choix… » Pour David, ce sera le homard du titre. Et il s’explique: « Le homard vit 200 ans. Il a le sang bleu comme les aristocrates. Il est fécond toute sa vie. Et j’aime la mer… »
A cet instant, on décide de rester jusqu’au bout en compagnie de David, de la femme myope, de la femme qui aime les biscuits secs, de l’homme qui boite, de l’homme qui zozote ou de la jeune femme qui saigne du nez… Et, à partir de là, dans ce qui devient alors un conte fantastique, on les suit sans s’étonner désormais plus que cela. Les voici, en petit bus, partis, dans des capes gris-vertes, pour des chasses aux Solitaires. En pleine forêt, il s’agit alors d’abattre, avec des seringues hypodermiques, des hommes et des femmes dont on comprend assez vite qu’ils sont des rebelles ou des résistants à l’ordre qui règne dans une société totalitaire placée sous le signe de l’absurde.
Remarqué dès 2009 pour le déjà très radical Canine, Lanthimos signe, ici, une oeuvre évidemment insolite et intrigante qui peut rebuter un spectateur en quête d' »explications ». Mais la mise en scène est brillante, les cadres construits au millimètre et richement nourris de discrètes notations, la lumière judicieusement sinistre dans les bois humides ou sous la pluie irlandaise. Bien sûr, on voit que Lanthimos connaît son cinéma sur le bout des doigts. Il ne craint pas les ralentis lyriques, façon Lars von Trier ou les références évidentes aux surréalistes. Ainsi l’intrusion de la soubrette venant frotter ses fesses sur l’intimité de David semble sortir du bunuélien Charme discret de la bourgeoisie. Quant à l’une des scènes ultimes, elle apparaît comme un clin d’oeil, si l’on peut dire, au Chien andalou du duo Bunuel-Dali. Les comédiens s’inscrivent aussi dans cette inspiration. Colin Farrell, quasiment méconnaissable, est un David qui compose une sorte d’automate sous influence. A ses côtés, la ravissante Rachel Weisz, vue naguère dans Youth, incarne la femme myope, une sorte d’idéal féminin aveugle à l’horreur du monde.
Mais surtout The Lobster réussit, avec une certaine aisance, il faut bien le dire, à nous faire pénétrer dans un univers terrible parce qu’il repose sur le mensonge permanent. Les pensionnaires de l’Hôtel mentent parce qu’il s’agit absolument de trouver l’âme soeur. Et lorsque David aura réussi à fuir pour rejoindre les rangs des Solitaires (interdits, eux, de toute relation intime), il sera encore amené à mentir, cette fois, pour cacher sa passion pour la femme myope… Le mensonge, pour Lanthimos, comme une métaphore de nos relations sociales.
Sur une bande originale qui mêle Beethoven, Strauss, Schnittke avec Nick Cave et des mélodies grecques, The Lobster, prix du jury en mai dernier à Cannes, est une étonnante expérience de cinéma qui mérite le détour…
THE LOBSTER Drame fantastique (Grèce/Irlande – 1h58) de Yorgos Lanthimos avec Colin Farrell, Rachel Weisz, Jessica Barden, Olivia Colman, Ashley Jensen, Ariane Labed, Angeliki Papoulia, John C. Reilly, Léa Seydoux, Michael Smiley, Ben Whishaw. Dans les salles le 28 octobre.