Comme une espèce de malédiction
Docteur, j’ai mal à mon hôpital! Présenté à Cannes (où le film faisait la clôture de la Quinzaine des réalisateurs) comme une agréable comédie, Hippocrate est -heureusement- bien plus que cela. Voilà, avec les rebondissements dignes de la bonne comédie française, une plongée remarquable dans l’hôpital public… Avec, derrière la caméra et au scénario, un rare spécialiste. Car Thomas Lilti, pour être cinéaste (son premier long-métrage, Les yeux bandés, date de 2008) est aussi médecin généraliste. Mieux encore, tout en oeuvrant dans le cinéma, Liliti n’a jamais cessé d’exercer la médecine.
C’est par des sous-sols sinueux que Benjamin Barois arrive dans l’hôpital où il doit effectuer son premier stage d’interne. Son premier contact avec la lingerie où il vient demander une blouse, nous vaut d’entrée un sourire. L’employée à laquelle il fait remarquer que sa blouse est tachée, lui lance, lasse: « La blouse a été lavée. Ce sont des taches propres. » Ainsi, Hippocrate va aller du rire au drame. Le rire potache de toubibs qui relâchent la pression en faisant grassement la fête mais aussi la pure douleur avec Madame Richard, une femme très âgée, atteinte d’un cancer en phase terminale et qui souffre sous les sondes qu’on lui pose pour la « remettre sur pied »… devient l’objet d’un débat entre internes sur la fin de vie, la loi Léonetti.
Vincent Lacoste. DR
Fils d’un chef de service (Jacques Gamblin, parfait comme à son habitude) chez lequel il fait d’ailleurs son stage, Benjamin Barois débarque en terre inconnue. Et il s’avise très vite que les choses ne vont pas se passer comme prévu même si tout le monde lui dit le contraire. S’il rate une ponction lombaire, il va aussi être responsable de la mort d’un sdf alcoolique dont il n’a pas su diagnostiquer l’infarctus. A sa décharge, l’appareil d’électrocardiographie est en panne depuis un bout de temps…
Loin de l’univers des séries télé américaines (le clin d’oeil à Dr House est cocasse) mais aussi des films français des années 70-80 avec leurs notables mandarins, Thomas Lilti, avec un regard forcément autobiographique, dresse la chronique de l’hôpital public d’aujourd’hui qui n’apparaît pas, il faut bien le dire, comme le lieu de l’ultra-modernité. Pour se démarquer justement de l’esthétique des séries télé comme de leurs codes, Hippocrate fait le choix d’une mise en scène constamment en mouvement, d’un fourmillement humain. Côté décors aussi, le film joue sur des ambiances hétéroclites et différentes de celles des séries. Entre le jour et la nuit, les salles de soins ou les salles de garde, Lilti produit un réalisme remarquable et montre ce qu’on ne voit pas quand on vient à l’hôpital et que l’on n’est pas du côté des soignants.
Reda Kateb, Jacques Gamblin et Marianne Denicourt. DR
Hippocrate suit le parcours évidemment initiatique de Benjamin Barois (Vincent Lacoste) mais le film développe, à égalité, le personnage très fort d’Abdel Rezak (Reda Kateb, une fois encore remarquable) médecin expérimenté venu d’Algérie et qui travaille à l’hôpital comme FFI, « faisant fonction d’interne ». Même si le cinéaste ne signe pas une charge, il met pourtant largement en lumière la place qu’occupent les médecins étrangers dans l’hôpital public français. Des praticiens expérimentés et largement corvéables mais qui connaissent pourtant une certaine précarité et auxquels Lilti rend clairement hommage…
Sur les pas de l’interne Benjamin Barois, on découvre le poids de la responsabilité, le sentiment perpétuel d’être dans le doute à travers deux « affaires » qui secouent l’équipe médicale et qui provoquent aussi des comportements de solidarité qui semblent assez dérangeants. Comme le note le chef de service qui a couvert l’erreur médicale: « Je suis solidaire de la famille de l’hôpital. C’est assez difficile comme ça… » Mais Hippocrate pointe aussi le manque de personnel, de matériel, les objectifs de rentabilité qui débouchent sur des menaces de grève. Présenté comme un ancien de chez Amazon où il vendait des dvd, le directeur de l’hôpital se défend: « J’ai une enveloppe et je la répartis au mieux… »
Même s’il avait envie de tout laisser tomber, Benjamin Barois finira par s’accrocher. Sans doute fera-t-il un bon médecin. En songeant à ce que lui disait son collègue Abdel: « C’est pas un métier, médecin, c’est une espèce de malédiction… »
HIPPOCRATE Comédie dramatique (France – 1h42) de Thomas Lilti avec Vincent Lacoste, Reda Kateb, Jacques Gamblin, Marianne Denicourt, Félix Moati, Carole Franck, Philippe Rebbot.