Un crime parfait qui donne du sens à la vie
C’est un plaisir toujours renouvelé de retrouver Woody Allen! Comme un vieil ami fraternel qui passerait, une fois l’an, dire un petit coucou… Et apportant sa dernière petite friandise. Pourquoi petite, d’ailleurs? Depuis Manhattan, Annie Hall et quelques autres oeuvres des seventies et du début des années 80 (Intérieurs, Stardust Memories), on répète volontiers que le cinéaste américain a laissé en route son ambition et qu’il se contente de peaufiner de petites compositions volontiers charmantes, souvent franchement réussies (Match Point, Blue Jasmine) et parfois bien ratés.
D’entrée de jeu, avec ce générique si reconnaissable, avec son lettrage blanc sur fond noir, avec ses tonalités jazzy, avec sa liste des comédiens (toujours « in alphabetic order »), avec les vieux compagnons de route du maître comme Jack Rollins à la production exécutive, Santo Loquasto au décor ou Juliet Taylor au casting, on est déjà en pays de connaissance. Le cinéphile allénien n’a plus qu’à se laisser…
Voici donc l’histoire d’Abe Lucas, professeur d’université et de philosophie et type complètement dévasté sur le plan affectif… La joie de vivre s’est envolée. Et Abe a le sentiment que tout ce qu’il a entrepris, que ce soit dans le militantisme politique ou dans l’enseignement, n’a servi à rien… « Je suis allé au Darfour, dit-il, et j’en ai ramené une méningite! » Du pur Allen! Et cela va continuer tout au long du portrait que le cinéaste fait de ce type décavé que les étudiantes trouvent follement destroy. Car le ténébreux Abe Lucas a débarqué, au volant de sa vieille Volvo, dans une université tranquille d’une petite ville, précédé d’une double réputation, celle d’un prof atypique et d’un redoutable tombeur…
Professant un mépris souverain du monde tel qu’il est, Abe Lucas, à la chaire de sa classe, disserte sur Kant et Kierkegaard célébrant son « L’anxiété est le vertige de la liberté » mais confiant aussi à ses étudiants: « Si vous devez retenir quelque chose de mes cours, c’est que la philosophie, c’est de la masturbation verbale! ». Et que dire du compte réglé avec Sartre et ses amis existentialistes dans un décapant: « Un truc français à la sauce d’après-guerre ». Woody Allen tel qu’en lui-même!
Grâce à un Joaquin Phoenix vêtu de chemises informes sur un bon bide, tout le début de L’homme irrationnel est une magnifique variation sur la vision sans concession qu’Allen a du monde… On peut aussi y lire des traits très alléniens dans le rapport aux femmes. Qu’il s’agisse de la sémillante et très saute-au-paf Rita Richards (Parker Posey), collègue d’Abe et toujours en demande de frissons érotiques. Qu’il s’agisse de Jill Pollard, brillante étudiante d’Abe et parfaite nymphette tombée complètement sous le charme romantique torturé de son prof vulnérable, torturé, attachant et so sexy… Et cela même si Abe définit son parcours par un « Je voulais changer le monde et me voilà intello à bite molle… » Et vlan!
Le hasard le plus total va faire basculer l’existence d’Abe et de Jill… Attablés dans un café, ils surprennent la conversation d’une inconnue qui se plaint d’un dossier au tribunal… Et voilà qu’Abe décide de donner un coup de main à cette mère en perdition. Comment? En faisant passer de vie à trépas le juge responsable de tous ses maux.
Et voilà qu’Abe l’autodestructeur qui ne craint pas de jouer à la roulette russe, se transforme en assassin potentiel. Il surveille le juge, le file, l’observe, se renseigne sur les poisons (arsenic ou cyanure?) et… donne ainsi du piquant à sa vie. En programmant la mort du juge, Abe se met à revivre! Et Jill, dont il a toujours repoussé les avances, finira dans son lit. Pour Abe, qui se retrouve réceptif aux plaisirs sensitifs, les « affair » reprennent…
Si la première partie de L’homme irrationnel est tout à fait enlevée et brillante, la seconde, plus « délirante », voire loufoque, finit curieusement par tourner en rond. Abe a beau se sentir « grisé d’air » selon la formule d’Emily Dickinson, on décroche un peu devant cet accomplissement dans le crime parfait. Même si le cinéaste émaille toujours son film de sentences savoureuses…
Heureusement, une chute rapide et brutale viendra rendre du tonus à ce conte moral qui mérite assurément le détour. Et Woody Allen peut aussi compter sur un Joaquin Phoenix magnétique et une Emma Stone (apparue naguère dans son univers avec Magic in the Moonlight) rousse, fine, lumineuse et torturée par de vrais dilemmes moraux. Ne ratez pas cet Homme irrationnel!
L’HOMME IRRATIONNEL Comédie dramatique (USA – 1h36) de Woody Allen avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey, James Blackey, Etsy Aidem, Ethan Phillips. Dans les salles le 14 octobre.