Tandis que la neige tombe sur l’Anatolie

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Haluk Bilginer. DR

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Melissa Sözen. DR

En plein cœur de l’été, nous voici ramenés sur la Croisette en mai. Retour sur le tomber de rideau cannois… On observe les rangées du Grand auditorium Lumière pour tenter de voir quelles équipes de films sont revenues sur la Croisette à l’heure du palmarès. D’autant que la course est bien ouverte. Xavier Dolan est, depuis quelques jours, le chouchou des esthètes. Les plus anciens imaginent que Godard pourrait faire une grande sortie avec une Palme. Adberahmane Sissako pourrait apporter à l’Afrique noire la première récompense suprême cannoise. Les frères Dardenne pourraient, eux, battre un record avec quatre Palmes en poche…

Le palmarès proclamé par Jane Campion, on se dit tout de suite que les salles obscures ont encore une sacrée Palme à se mettre sous la dent. On songe immédiatement au Goût de la cerise (1997) ou encore à Oncle Boonme, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010). Et puis, la dent un peu dure, on note qu’une fois de plus, les « fils de Cannes » ont fait un joli marché festivalier. Parce qu’il faut quand même le dire, Nuri Bilge Ceylan est un habitué. Tous ses longs-métrages, cinq au total, ont été présentés par le Festival et quasiment toujours en compétition. Mais, le cinéaste de 55 ans nous a ainsi invités à entrer dans une œuvre exigeante et austère, traversée de superbes fulgurances esthétiques.

Ceylan attendu et élitiste, oui en effet ! Mais la mission de Cannes n’est pas de nous montrer les gros films populaires turcs qui, eux, font l’ordinaire des salles d’Istanbul et d’Ankara. S’il n’y avait pas eu les éditions cannoises avec Ceylan en compétition, nous n’aurions pas vu la neige tombant sur le Bosphore dans Uzak ou les phares de la voiture des policiers avançant, la nuit, dans les paysages désertiques de Il était une fois en Anatolie…

Nuri Bilge Ceylan parle, comme nul autre, de « ce beau et incompris pays qu’il aime avec passion ». Une Turquie bien évidemment revisitée à l’aune d’un  regard d’artiste qui opère par touches impressionnistes pour livrer des œuvres sans folklore et sans « exotisme » qui disent la difficulté de vivre pleinement sa vie.

Alors, c’est vrai, Ceylan est un lent, un contemplatif, un poète mélancolique aussi et son cinéma ne s’apprécie que dans une nécessaire disponibilité. A ce prix, on déguste un remarquable travail cinématographique sur le temps, l’attente, le vide, la latence…

Les anti-Ceylan parleront par exemple d’« académisme auteuriste » et les plus triviaux rappelleront qu’Hitchcock avait déclaré que « la durée d’un film devait être directement liée à la capacité d’une vessie humaine ». Vous savez donc ce qui vous reste à faire !

Avant de vous installer confortablement dans votre fauteuil et de savourer 3h16 de septième art. L’argument, coécrit par Ceylan et son épouse Ebru, est, disent-ils, tiré de trois nouvelles de Tchekhov… En tout cas, il est d’une parfaite simplicité. Comédien à la retraite, Aydin tient un petit hôtel en Anatolie centrale avec sa jeune épouse Nihal, dont il s’est éloigné sentimentalement, et sa sœur Necla qui souffre encore de son récent divorce. En hiver, à mesure que la neige recouvre la steppe, l’hôtel devient leur refuge mais aussi le théâtre de leurs déchirements…

Côté « action », une pierre lancée par un gamin dans la vitre du 4×4 d’Aydin ou une séquence poignante où un homme détruit le « cadeau » qui aurait pu changer sa misérable existence et c’est tout. Le reste -et l’essentiel-, ce sont les réflexions d’un ancien comédien, hôtelier de hasard, sur la vie, l’amour, la mort. Sans faire injure au dramaturge russe, on pense beaucoup à Ingmar Bergman dans ce qui ressemble, souvent, à des Scènes de la vie conjugale. Comme chez le maître de Faro, on est saisi, ici, par la force des dialogues (servis par un trio de beaux comédiens), par ces mots qui réveillent d’anciennes blessures, qui explorent les gâchis de l’existence… A la différence des films précédents de Ceylan, souvent très « mutiques », ce Winter Sleep parle beaucoup. Parce qu’un homme de théâtre, intellectuel cultivé et aisé, se souvient de ses « plus belles années ». Parce qu’avec Ceylan, Aydin confronte aussi le spectateur à ses pensées sur la religion ou l’état de la société. Tandis qu’à l’extérieur, la nature, dans un paysage troglodyte, se met doucement en sommeil…

Winter Sleep est-il le ‘’meilleur’’ film de Nuri Bilge Ceylan ? Méritait-il la Palme pour ce film ou aurait-il mieux valu la lui donner pour Uzak ou pour Climats ? On peut en gloser des heures durant. Pour un cinéaste qui cultive aussi une forme d’autofiction cinématographique, c’est assurément le film de la plénitude. Bien des années après Yilmaz Guney couronné à Cannes (1982) pour Yol, Nuri Bilge Ceylan reprend le flambeau et se pose, de belle manière, en incarnation du cinéma turc.

WINTER SLEEP Drame (Turquie – 3h16) de Nuri Bilge Ceylan avec Haluk Bilginer, Melissa Sözen, Demet Akbag, Ayberk Pekcan, Nejat Isler. Dans les salles le 6 août.

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