Marguerite ou les illusions de la voix
La musique est un cri qui vient de l’intérieur, chantait Lavilliers. Ce cri, Marguerite le pousse avec une joie certaine dans son salon… Las, Marguerite chante faux. « Divinement faux, sublimement faux, sauvagement faux », comme le soulignent deux convives de l’un des concerts privés de l’étonnante Marguerite. Entendre la diva massacrer le très fameux air de la Reine de la nuit de La flûte enchantée est une torture et… un ravissement. Une torture auditive parce que Mozart ne mérite évidemment pas d’être traité de la sorte. Un ravissement parce que l’effet comique de cette exécution musicale est parfait.
C’est en voguant constamment entre la tragédie et le rire que Xavier Giannoli mène sa Marguerite à bon port, réussissant avec aisance à nous tenir en haleine de bout en bout. Nous sommes dans le Paris des années 20. Tandis que son aristocrate de mari mène ses affaires et profite de l’argent de son épouse, celle-ci s’adonne totalement à sa passion de l’opéra. Une passion dévorante qui passe, pour Marguerite, par la collection de partitions originales, de décors, d’accessoires, de costumes et surtout par l’interprétation des grands airs du répertoire. Elle fera ainsi une autre misère à Mozart en saccageant le Voi che sapete des Noces… Tout cela, Marguerite Dumont le fait pourtant pour la bonne cause. Ses concerts privés de bienfaisance servent à rassembler des moyens financiers pour les orphelins de guerre. Mais hélas, personne n’ose dire à la diva qu’elle chante faux.
Tout va prendre une tournure inattendue lorsqu’un journaliste de Coemedia pond un papier « flatteur » sur Marguerite, évoquant « l’artiste singulière essayant d’exorciser ses démons intérieurs ». Les autres critiques sont effrayantes mais Marguerite ne lira que la prose de Lucien Beaumont, folliculaire branché et cynique, se moquant à bon compte d’une femme bien candide. Avec son ami Kyrill, poète dandy, Lucien entraînera Marguerite dans les nuits folles de Paris, l’amenant à interpréter une improbable Marseillaise au milieu des cris et des vociférations d’une performance avant l’heure qui les amènera, tous, au poste. Mais surtout, Marguerite a goûté au vertige du spectacle et du public. Désormais, elle veut se produire, au moins une fois dans une récital unique, sur une scène…
En s’inspirant de l’histoire vraie de Florence Foster Jenkins, cantatrice américaine des années 40 qui avait la particularité de chanter faux (Hollywood prépare un biopic avec Meryl Streep dans le rôle), Xavier Giannoli a bâti une grande histoire d’amour à travers le portrait d’une femme qui a choisi de rêver sa vie, de vivre dans l’illusion. Et quoi de plus beau que le spectacle pour s’abîmer dans l’illusion? Parce qu’elle en a les moyens (« L’argent n’a pas d’importance. Ce qui est important, c’est d’en avoir »), Marguerite Dumont a fait son choix. C’est dans les artifices magnifiques de l’opéra qu’elle vivra le meilleur de son temps. Avec l’aide de Madelbos, imposant majordome qui se mue en photographe pour la figer, de Madame Butterfly à Samson et Dalila, dans les tenues de tous les grands rôles de divas, Marguerite satisfait ainsi une passion sincère mais qui est avant tout un palliatif à son vide affectif…
Si l’on rit volontiers aux aventures de Marguerite, on est aussi saisi par une belle émotion dès lors qu’il est question des relations entre Marguerite et Georges. André Marcon compose un superbe personnage de mari qui feint des pannes de voitures pour éviter d’arriver à l’heure et ne pas voir sa femme se donner en spectacle. Un mari qui se demande: « Mais pourquoi a-t-elle besoin de beugler ainsi? » et qui entend sa maîtresse lui répondre: « Pour que vous la regardiez! » Un mari qui, enfin, avoue qu’il a constamment peur pour Marguerite et qui surtout, à l’heure du tomber de rideau, la rejoindra sur la dernière image…
On avait remarqué Xavier Giannoli avec ses précédents films, notamment Les corps impatients (2003), Quand j’étais chanteur (2006) ou A l’origine (2009), qui faisaient déjà la part belle aux comédiens. Ici, le cinéaste a écrit sur mesure pour Catherine Frot qui, se glisse, avec fraîcheur, tendresse mais aussi sensualité, dans un personnage bigger than life. Elle est drôle quand elle confie: « J’ai mis du temps à trouver ma voie ». Elle est pathétique lorsqu’elle dit: « Il n’y a que la musique qui compte pour moi ». Tour à tour fragile, délirante, scintillante et d’une désarmante candeur, Catherine Frot donne à sa Marguerite une densité et un frisson en incarnant une innocente qui renvoie les flatteurs à leurs mensonges.
Omniprésent dans Marguerite, le mensonge prend toute sa dimension avec Atos Pezzini, divo sur le déclin (Michel Fau, étonnant), qui accepte d’être le professeur de Marguerite avant qu’elle ne monte sur scène. Dérouté en découvrant la fausseté de son chant, Pezzini ne coupe pas là. Alors qu’alentour dans la demeure des Dumont, on distribue les boules Quiès au personnel, Pezzini observe: « C’est très intéressant. Très personnel. » Parasite, il voit de la lumière et de la générosité dans la voix de Marguerite. A l’instant de dire la vérité, Pezzini craquera encore: « La vérité? Vous ne serez jamais une colorature. Vous êtes une mezzo et tant pis si ça fait mal ». Ce qui n’empêchera pas Marguerite, des ailes blanches dans le dos, de monter sur la scène. Un instant, en chantant Casta Diva, on aura l’impression qu’elle chante juste. L’amour peut-être parce que Georges est dans la salle…
Ecrit comme un roman avec ses cinq chapitres, Marguerite est donc une comédie mais c’est bien plus que cela. Avec des décors foisonnants, une lumière très soignée, une bande musicale très riche, ce film, mise en abîme de la société du spectacle, est une tragédie où la cruauté empêche le mélo complaisant. On y voit aussi une femme moderne et pure qui exprime son besoin rageur de vivre… Un personnage du film avoue: « La vie soit on la rêve, soit on l’accomplit ». Au coeur de son chaos lyrique. Marguerite a fait son choix. Et c’est beau…
MARGUERITE Comédie dramatique (France – 2h07) de Xavier Giannoli avec Catherine Frot, André Marcon, Michal Fau, Christa Théret, Denis Mpunga, Sylvain Dieuaide, Aubert Fenoy, Sophia Leboutte, Théo Cholbi. Dans les salles le 16 septembre.