Histoire d’amour dans une cité étrangère
Alors que le problème des migrants en Europe ne cesse de faire la une des médias, le nouveau film de Jacques Audiard semble tomber à pic… Mais si l’on peut indéniablement faire des ponts avec l’actualité, il n’en demeure pas moins que nous sommes bien là en présence d’une oeuvre de fiction. Cela d’autant plus qu’il y a, chez le réalisateur d’Un prophète ou de De rouille et d’os, une vraie quête de cinéma. C’est d’ailleurs cela qui rend Dheepan immédiatement prenant, qui met le spectateur dans un état d’attente et de tension remarquables.
Au prologue de Dheepan, les premières images sont trompeuses. Un plan d’ensemble semble montrer des travaux des champs. En fait, les branches que l’on coupe ici servent à accélerer la combustion de cadavres dans des bûchers improvisés. Plus tard, dans un camp où les réfugiés s’amassent, une femme cherche un enfant. Autre méprise, ce n’est pas le sien mais un enfant à emmener avec elle pour donner l’illusion d’une famille. C’est ainsi que Yalini, accompagnée d’Illayaal, 9 ans, se retrouvera avec Dheepan, soldat défroqué des Tigres tamouls, devant le bureau d’un employé. Pas plus dupe que cela. D’ailleurs, il détient les papiers de gens qui ont été tués pendant la guerre civile au Sri Lanka et lance au trio: « Maintenant, cette famille, c’est vous ».
Au début de l’aventure du film, Audiard évoquait les fameuses Lettres persanes de Montesquieu comme une direction pour son travail: « Sur la question de l’altérité, dit le cinéaste, le film est entièrement dans des points de vue. On est toujours dans leurs regards, leurs regards sur une réalité qui n’est pas la leur, qu’ils ne connaissent pas et dans laquelle ils pourraient entrer s’ils possédaient la langue mais ils ne la possèdent pas. »
Arrivés en France et après avoir passé, avec l’aide d’un traducteur qui fait les questions et les réponses, les obstacles administratifs, Dheepan, Yalini et Illayaal se retrouvent dans une cité de la banlieue parisienne. Après avoir vendu à la sauvette des colifichets lumineux dans les rues, Dheepan a trouvé un emploi de gardien d’immeuble et ils emménagent dans une petite loge. Alors qu’Illayaal est scolarisée et que Dheepan luit met le marché en main: « On a un secret tous les trois. Nous, on doit travailler, toi, tu dois apprendre le français », le « couple » se plonge dans le quotidien de la cité. Il se confronte très vite aux guetteurs sur les toits, aux dealers qui occupent les appartements pour leurs trafics, aux hommes de main chargés de la sécurité. L’un d’eux explique: « Tu touches ton blé, t’applique les règles, tu baisses pas la garde. Taf de merde. »
Dheepan, lui, adopte profil bas. Yalini, elle, va trouver du travail chez un homme handicapé dans l’immeuble d’en face. Même si elle vénère le dieu Ganesh, elle porte désormais un foulard « pour faire comme tout le monde » et côtoie Brahim, un dealer qui lui explique qu’il est juste un commerçant.
La nuit venue, derrière la fenêtre de leur loge, Dheepan et Yalini sont comme au cinéma devant le spectacle permanent des trafics. Tandis que la vie se déroule dans la cité, Jacques Audiard nous rapproche de plus en plus de trois personnages dont l’existence est complètement fondée sur le mensonge. Dans une très belle séquence, érotiquement chargée, Yalini sert à déjeuner à Brahim dans son appartement. Tandis qu’elle le mange des yeux, elle lui fait, dans sa langue, une vraie confidence: « C’est pas ma fille, ni mon mari. Tout est faux ». Brahim ne comprend pas mais s’attache un instant à cette femme rayonnante qui lui raconte encore: « Chez nous, si tu as mal tu souris… Ici, si tu souris trop, les gens croient que tu ne comprends pas ou que tu te moques d’eux… »
Et puis, tandis qu’Illayaal progresse en français, Yalini et Dheepan, dans la promiscuité de la loge, vont devenir un couple. Mais Yalini ne veut pas être dupe: « T’as fini par croire à cette histoire? » lance-t-elle à un Dheepan qui ne veut plus bouger de la cité mais qui va être rattrapé par son passé de combattant. Dans un éclatement brutal de violence, Audiard filme alors la course folle et le comportement amok d’un homme en transe…
Comme dans De rouille et d’os, l’épilogue anglais avec famille et bébé de Dheepan pourrait paraître un peu too much. Mais il vient clore ce qui, après tout, est une histoire d’amour mal embarquée mais qui s’achève bien puisqu’une femme apporte à un homme ce qu’il avait perdu: un but dans la vie.
Et puis ce récit est magnifiquement servie par trois comédiens étonnants. La jeune Claude Vinasithamby est très fine. Dans le rôle de Dheepan, Antonythasan Jesusthasan apporte une force brute tout comme une douleur rentrée. On sait qu’il fut un enfant-soldat, enrôlé à seize ans dans les Tigres tamouls. Installé depuis une petite dizaine d’années en France, il poursuit, sous le nom de Shobasakthi une importante carrière d’écrivain. La révélation du film, c’est Kalieaswari Srinivasan. Agée de 30 ans, venue du théâtre, elle a tourné, ici, son premier film. De la peur à l’apaisement en passant par le désir, elle compose, avec grâce, cette Yalini qui avance vers un épanouissement lumineux.
Présent en compétition au Festival de Cannes, Dheepan a passablement surpris en décrochant la Palme d’or offerte par le jury des frères Coen. Palme de raccroc pour récompenser un Jacques Audiard qui aurait dû avoir la Palme plus tôt et pour d’autres films? On a pu entendre que Dheepan n’était pas un film assez fort pour une Palme. Certes mais combien de Palmes d’or ont disparu dans l’oubli des salles six mois après leur triomphe cannois? On peut faire la liste et ce serait cruel. Ce qui importe, c’est que la Palme braque rapidement le projecteur sur Dheepan. Le film mérite d’être vu et d’être discuté. Le reste…
DHEEPAN Drame (France – 1h54) de Jacques Audiard avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Claudine Vinasithamby,Vincent Rottiers, Marc Zinga. Dans les salles le 26 août.