Que deviennent les souvenirs…
« Je suis retraité. J’en ai fini avec le travail et la vie ». Propos très mélancoliques d’un vieil homme au bout de son existence? On pourrait l’imaginer mais Youth, le nouveau film de Paolo Sorrentino (en compétition à Cannes 2015 dont il est revenu bredouille) est plutôt une réflexion sur les fragments de jeunesse qui survivent, malgré les douleurs, chez deux amis de 60 ans. Fred et Mick, qui approchent des 80 ans, se retrouvent dans un luxueux hôtel des Alpes suisses (le film a été tourné au Park Hôtel Waldhaus de Flims ainsi que dans un autre établissement à Davos) où ils passent le temps. Fred, compositeur et chef pendant vingt ans de l’orchestre de Venise, n’a aucune intention de revenir à une carrière musicale abandonnée depuis longtemps. Mick, lui, travaille sur son « film-testament ». Il est entouré d’une bande de jeunes scénaristes branchés chargés de donner corps à l’ouvrage que le cinéaste destine à sa star préférée Brenda Morel…
Célébré depuis Il Divo (2008), étonnant portrait du président du Conseil Giulio Andreotti dépeint tel un vampire hantant les allées sombres de la politique italienne, Paolo Sorrentino semble passionné par les arcanes de la vieillesse. Andreotti était un homme âgé et usé. Jeff Gambardella, l’impénitent séducteur romain de La Grande Bellezza (2013), cachait derrière son cynisme désabusé, sa peur de l’âge… Le roman qu’écrivait Gambardella s’intitulait L’appareil humain. C’est cette comédie humaine dont Sorrentino se fait l’observateur attentif dans Youth. Au coeur des montagnes suisses, le bel hôtel un rien désuet est une sorte de théâtre où les soirées sont occupées par des spectacles bien cheap (ah, les cors des Alpes!) et où chacun joue sa petite partition. En affectant de ne plus s’intéresser à rien -il refuse de rédiger ses mémoires et éconduit fermement l’émissaire de la reine d’Angleterre qui voudrait l’entendre diriger ses Chansons simples- Fred a pourtant du grain à moudre. Il écoute le froissement d’un papier de bonbon ou dirige une « symphonie pastorale » à base de cloches de vaches, de craquements de résineux et d’envol d’oiseaux et surtout il se confronte à ses souvenirs avec son ami Mick. Ont-ils aimé tous les deux la belle Gilda Black? S’en souviennent-ils seulement, eux qui cultivent le « genre d’amitié où l’on ne partage que les bonnes choses »… Et leur dialogue matinal n’est pas piqué des hannetons lorsqu’ils évoquent leurs (pénibles) mictions, propos conclu par un « J’espère qu’on pourra pisser demain… » qui en dit long sur l’état de leurs prostates, voire de leur moral.
S’il s’attache à ses deux personnages centraux, Paolo Sorrentino n’hésite pourtant pas à multiplier les histoires secondaires. Familiale avec les soucis conjugaux de Léna, la fille de Fred (Rachel Weisz); zen avec le moine bouddhiste en quête de lévitation; « sportive » avec un Diego Maradona obèse et à bout de souffle mais encore adulé par ses fans et brillant balle au pied; musicale avec le petit garçon au violon ou alpestre avec les états d’âme d’un alpiniste barbu. Mais le personnage secondaire auquel le cinéaste s’intéresse le plus n’est autre qu’un acteur hollywoodien venu dans les Alpes pour préparer son nouveau rôle. Jimmy Tree (Paul Dano) est devenu célèbre à cause de Mister Q, un personnage de… robot. Et Jimmy souffre d’être toujours réduit à cette prestation. Le cinéaste rend plutôt sympathique ce type qui lit Novalis mais il le montre aussi purement odieux lorsqu’il se moque d’une Miss Univers qui saura cependant lui river son clou.
Fan absolu du maestro Fellini, Sorrentino parle beaucoup de cinéma dans Youth, le summum étant atteint dans l’engueulade entre Mick et Brenda Morel, la star finissante (Jane Fonda formidable avec le visage maçonné à la truelle) qui devait jouer dans son film-testament. Elle: « Je ne ferai pas ton film. J’ai signé pour une série télé. » Lui: « Mais la télé, c’est de la merde ». Elle: « C’est l’avenir. C’est aussi le présent. » Lui: « Mais je te parle de cinéma, bordel! »
Evidemment doué, même s’il est un peu poseur aussi, Sorrrentino réussit de brillants moments de cinéma en passant par exemple à la moulinette l’industrie luxueuse du bien-être. La marche des curistes avançant vers la piscine fait songer à Metropolis revisité par l’Autrichien Ulrich Seidl. Le cauchemar de Fred dans Venise sous les eaux est du même tonneau. Quant à la séquence -celle de l’image de l’affiche- où Fred et Mick, allongés dans la piscine, voit apparaître Miss Univers (Madalina Ghenea) dans le plus simple appareil, elle est à la fois drôle et sensuelle. Fred: « C’est qui? » Mick: « Dieu! ». Dérangés tandis qu’ils matent les formes parfaites de la belle, les vieux amis protestent: « Vous ne voyez pas que nous vivons la dernière idylle de notre vie! »
Malgré quelques petites chutes de rythme ici ou là, Youth (La Giovinezza en italien) est du bon cinéma qui revendique d’être avant tout du… cinéma. Et qui paraît écrit sur mesure pour deux pointures du grand écran dont on ne détaille plus les morceaux du bravoure sur grand écran: Michael Caine et Harvey Keitel. A respectivement 82 et 76 ans, les deux comédiens nous réjouissent. Gravement lorsque Mick constate: « Nous sommes tous des figurants ». Délicieusement lorsque Mick reprend goût au bonheur de l’acte créatif… « La vieillesse est un naufrage » constatait, amer (et lucide?), De Gaulle. Grâce au so british Mick, on a envie de croire le contraire.
YOUTH Comédie dramatique (Italie – 1h58) de Paolo Sorrentino avec Michael Caine, Hervey Keitel, Rachel Weisz,Paul Dano, Jane Fonda, Mark Kozelek, Alex MacQueen, Luna Mijovic. Dans les salles le 9 septembre.