La résistance à pleines pages
La rumeur d’une foule en marche sourd sur les images noires du générique… La caméra, elle, capte le visage grave d’une femme allongée, au petit matin, dans son lit. On saura plus tard que ses nuits sont constamment traversées par de récurrents cauchemars…
« Bienvenue en Iran ». La voix du commandant annonce que l’atterrissage à l’aéroport de Téhéran est proche. Après des années à l’étranger, Azar Nafisi et Bijan, son mari, sont heureux de rentrer au pays en cet été 1979. Bien sûr, le policier qui scrute longuement le passeport d’Azar est loin d’être commode. Mais que dire de l’attitude méprisante du douanier qui fouille ses valises. Le tenant du bout des doigts, il regarde, d’un air dégoûté, un tube de rouge à lèvres. Et c’est pire lorsqu’il empoigne les livres. Azar a beau dire qu’elle est docteure en littérature anglaise, qu’elle vient prendre un poste de professeure à l’université, les livres volent. « Attention ! » lance Mme Nafisi. Le type en vert-de-gris la foudroie du regard. Bienvenue en Iran.
En adaptant le roman autobiographique et éponyme d’Azar Nafisi, Eran Riklis invite à une plongée dans l’épopée intime d’une femme et d’une intellectuelle qui n’entend tout bonnement pas se faire dicter sa conduite dans un pays placé sous la coupe des pires intégristes.
Mais, en 1980, la prof va rapidement déchanter, elle qui pensait pouvoir aider à la révolution qui avait détrôné le Shah. Mais, avec Khomeini et l’instauration d’une république islamique débouchant rapidement sur la charia, l’enthousiasme initial disparaît vite. A l’université, sur les murs de laquelle on peut lire « A mort l’Amérique », si les étudiantes sont très à l’écoute, les étudiants parlent d’auteurs « inappropriés » pour appeler la morale à la rescousse. Et estimer qu’il y a pas une seule femme vertueuse dans les pages proposées par la prof. La faute au Grand satan, probablement. Pourtant, Madame Nafisi refuse de voir se pétrifier l’espérance qu’elle porte, tant pour son pays aimé que pour la littérature qu’elle défend.
Pourtant, il faudra en passer par bien des humiliations ! Le port du voile est rendu obligatoire. Les violences se multiplient. Les nervis munis de grosses matraques terrorisent les gens. A la prison d’Evin, les jeunes femmes sont frappées. La malheureuse Sanaz est contrainte d’avouer une imaginaire relation illégitime qui lui vaudra des coups de fouet. A l’entrée d’un bâtiment officiel, une femme-flic cachée sous son hijab, ordonne à la prof de retirer la boue sur son visage et insinue, lors de la fouille: « Vous ne portez rien dessous ! »
En 1995, Azar et son mari ont désormais deux enfants. Ils vivent toujours à Téhéran. Pour la prof, l’université (où un étudiant s’est suicidé par le feu), c’est du passé. Mais pas l’amour de la littérature. Alors Azar Nafisi reçoit, en secret, dans son appartement, une petite dizaine de femmes pour partager le plaisir des livres, résister par la beauté des mots, croire, dur comme fer, qu’il n’y a pas de crime de pensée mais aussi dire leurs angoisses, ce qui les ronge de l’intérieur ou encore formuler leurs désirs: « Je pense beaucoup au sexe ! », dit l’une.
Construit en chapitres (The Great Gatsby, Lolita, Daisy Miller et Orgueil et préjugés), Lire Lolita à Téhéran s’appuie, sans en respecter la structure, sur le récit autobiographique d’Azar Nafisi, paru il y a vingt ans mais toujours d’une effarante actualité. Forcément, à travers cette aventure de femmes courageuses, on songe au drame de Mahsa Amini et on pense au sort d’Ahou Daryaei, l’étudiante arrêtée pour s’être dévêtue sur le campus de l’université Azad de Téhéran début novembre, pour protester contre le port imposé du hijab…
Réalisateur d’une quinzaine de longs-métrages parmi lesquels La fiancée syrienne (2004), Les citronniers (2008) ou Le voyage du directeur des ressources humaines (2010) ont été des succès internationaux, Eran Riklis avait lu, dès 2009, le livre d’Azar Nafisi et avait eu le sentiment qu’il y avait matière à en tirer un film formidable. Mais, pris par ses activités, il a laissé le livre dans sa bibliothèque. Jusqu’en 2016 où il contacte Azar Nafisi sur Facebook, échange avec elle, lui demande s’il peut venir la rencontrer à Washington et si elle accepterait d’avoir affaire à un cinéaste israélien…
Lire Lolita à Téhéran est une « étrange » production -parlant farsi- qui réunit un cinéaste israélien, une scénariste anglo-saxonne, une directrice de la photographie franc-comtoise, des producteurs italiens et des comédiens iraniens avec un tournage à Rome ! « Ce n’est pas facile, dit le réalisateur, de faire un film sur le Téhéran des années 80 et 90, quel que soit l’endroit où l’on tourne et, bien entendu, très difficile de le tourner en Europe. En Italie. À Rome. Mais en fait, je me suis dit que le cinéma reposait certes sur l’authenticité, mais aussi sur la créativité, l’inspiration, l’ouverture d’esprit. C’est la démarche que j’ai adoptée. Je me suis entouré d’experts iraniens qui ont fait en sorte que tout soit d’une exactitude absolue – les décors, les costumes, la figuration. Tout ce qui était capté par la caméra. J’ai aussi fait en sorte que tous les sons – les dialogues, les bruits de la rue, la musique – soit d’un réalisme total. Je crois qu’on peut affirmer qu’on a réussi à reconstituer Téhéran à Rome. »
Si cette ode à la liberté semble de prime abord moins intense que Les graines du figuier sauvage (2024), moins palpitante que Les nuits de Mashad (2022) ou moins crispante que Tatami (2023), elle pointe bien, à travers la manière dont la littérature occidentale peut offrir une forme de résistance subtile mais significative, la terrible réalité de la condition de la femme, de la censure et de la répression politique, toujours l’oeuvre en Iran.
Ce qui, enfin, emporte l’adhésion, c’est la magnifique troupe de comédiennes qui portent cette aventure, à commencer par la belle Golshifteh Farahani, omniprésente à l’écran, entourée de Zar Amir Ebrahimi (Sanaz), Raha Rahbari, Isabella Nefar, Bahar Beihaghi, Mina Kavani, Lara Wolf et Catayoune Ahmadi.
Il faut rester pendant le générique de fin pour voir quelques images du concert à Buenos Aires où Golshifteh Farahani interprète, en compagnie du chanteur de Coldplay, la chanson Baraye, composée et interprétée par l’Iranien Shervin Hajipour après la mort de Mahsa Amini.
LIRE LOLITA A TEHERAN Drame (Italie/Israël – 1h47) d’Eran Riklis avec Golshifteh Farahani, Zar Amir, Mina Kavani, Bahar Beihaghi, Isabella Nefar, Raha Rahbari, Lara Wolf, Shahbaz Noshir, Arash Marandi, Catayoune Ahmadi, Reza Diako, Ash Goldeh, Sina Parvaneh, Hamid Karimi, Zanyar Mohammadi, Rita Jahan Foruz. Dans les salles le 26 mars.