Martha et le trouble allemand
Dans une superbe lumière du soir qui embrase la côte d’Ibiza, une vieille dame aux cheveux gris, la canne à la main et un châle rouge sur les épaules, regarde la mer… Dix ans plus tôt, en 1990, le Mur de Berlin venait de tomber et un parent était venu retrouver Martha Sagell sur son île espagnole pour lui demander instamment de rejoindre l’Allemagne afin de régler des problèmes de succession. Mais Martha s’était contentée de répondre: « Dis-leur que je suis morte ». Car Martha ne veut pas, absolument pas, entendre parler d’Allemagne qui est pourtant son pays natal. Têtue, elle considère: « Je m’en suis plutôt bien sortie jusqu’à présent »…
La vie de Martha va prendre un nouveau tour lorsque le jeune et blond Jo Gellert vient frapper à sa porte. Il s’est brûlé à la main en installant du matériel électrique et demande du secours… Martha accueille sympathiquement Jo, lui soigne la main. Il lui explique qu’il est Berlinois, qu’il est venu à Ibiza parce que c’est le paradis des DJ’s et qu’il compte bien faire carrière dans la musique. Il observe que Martha possède un violoncelle. Manifestement entre Jo et Martha, quelque chose passe. Mais le jeune homme est plutôt éberlué lorsque Martha, apercevant sa Coccinelle Volkswagen, lui lance: « Je ne monte plus dans ces voitures » et d’ajouter: « Imaginez que Hitler ait survécu. Il serait l’inventeur du miracle économique allemand! » Et Martha enfonce le clou: « C’est comme si des milliers de conducteurs lui pardonnaient! » Jo, lui, constate simplement: « Mais c’était il y a cinquante ans! »
Avec Amnesia, présenté en séance spéciale dans la sélection officielle de Cannes 2015, Barbet Schroeder revient au cinéma sept ans après l’étrange Inju, la bête dans l’ombre. Il le fait avec une oeuvre illuminée par le soleil d’Ibiza et sur laquelle il fait flotter, sinon le mystère, du moins le trouble qui habite Martha… Car, au contact de Jo qui revient régulièrement vers elle, Martha va faire resurgir de douloureux moments de son passé. Le cinéaste du Mystère von Bulow et de Barfly a la bonne idée d’inscrire ce retour à l’Histoire dans l’esquisse d’une histoire d’amour entre un jeune musicien avide de succès et une femme mûre qui s’est retirée loin de l’Allemagne pour fuir ses fantômes bruns. Tandis que Jo et Martha partent à la pêche, cuisinent, cueillent des plantes aromatiques, écoutent des cassettes, imaginent ensemble des loops ou se regardent, à la dérobée, comme des gamins énamourés, Amnesia a le temps de faire remonter à la surface les démons du nazisme. Ayant depuis la guerre refusé de parler l’allemand et s’obstinant à s’exprimer en anglais avec ses interlocuteurs, Martha y revient cependant, devant un Jo surpris, pour évoquer la mémoire d’Alex, son professeur de violoncelle juif et son premier grand amour. Alex qu’elle verra une dernière fois lorsque, réfugiée avec sa mère en Suisse, ils assisteront à un échange d’enfants juifs lors d’un des convois organisés, en 1944, par Himmler entre le Reich et la neutre Helvétie en échange de matières premières et de devises. Alors, au bord du Rhin, Alex prit son violoncelle et joua pour les enfants juifs. Comme un écho, Schroeder montre, sur un écran de télévision dans un café d’Ibiza, les fameuses images de Slava Rostropovich donnant, le 11 novembre 1989, devant le Mur de Berlin, les Suites de Bach au violoncelle…
Au coeur d’une nature sauvage et dépourvue de présence humaine, superbement photographiée par le vétéran italien Luciano Tovoli, entre deux maisons, celle où travaille Jo et celle où vit Martha (qui fut, en 1968, le décor de More, le premier film (culte) de Barbet Schroeder), l’histoire, silencieusement amoureuse, du jeune Allemand et de Martha, la femme qui a choisi de refuser l’Allemagne, prend une force dramatique remarquable. Et le cinéaste capte bien la grâce de la Bâloise Marthe Keller devenant rayonnante par la présence de Jo et constatant qu’avec ce gamin qui la mange discrètement des yeux, elle a « l’impression de trahir une promesse ».
C’est lorsque débarquent la mère de Jo et son grand-père qu’Amnesia devient curieusement plus pesant, moins limpide. Au trouble de Martha -qui n’est pas juive, on nous le dit, et qui concède: « Je ne suis même pas une victime »- succède en effet une sorte de démonstration. Lorsque Martha parle d’Oradour ou de Lidice, la mère de Jo dit: « Nous avons été assez punis » et c’est ensuite au grand-père (l’admirable Bruno Ganz) de « frapper le coup de grâce » en révélant son parcours de surveillant dans une usine d’armement où il avait en charge des jeunes filles juives…
D’Amnesia, on aime le portrait d’une femme qui a décidé de vivre dans l’autosuffisance et dans la simplicité et qui se retrouve questionnée, par l’irruption de Jo, sur sa manière de résister en solitaire contre son pays. On aime moins la représentation, pas très crédible, de la scène techno d’Ibiza. Et puis il y a Marthe Keller. On se souvient encore de sa gouaille sexy en jeune baronne Amélie dans Le diable par le queue (1969) et on la retrouve tour à tour grave et lumineuse dans une brève rencontre qui s’achèvera parce que, dit-elle, « nous avons déjà été tout ce que nous pouvions être l’un pour l’autre ».
AMNESIA Drame (France/Suisse – 1h36) de Barbet Schroeder avec Marthe Keller, Max Riemelt, Bruno Ganz, Corinna Kirchchoff, Joël Besman, Fermi Reixach, Marie Lauenberger, Felix Pons, Florentin Groll. Dans les salles le 19 août.