La mère juive, les espions anglais et la belle de Naples

"Ma mère...": Esther Perez (Leïla Bekhti).

« Ma mère… »: Esther Perez (Leïla Bekhti).

AMOUR.- « Je pars accoucher ! » Pour Esther Perez, ce n’est pas vraiment une nouveauté puisque, dans son appartement du 13e arrondissement parisien, elle est déjà la tête d’une famille nombreuse. « C’est un garçon ! » dit la blouse blanche. Mais, autour du bébé, on tord le nez. Le nouveau-né a un pied-bot. Madame Perez n’est pas de cet avis. A tous ceux, médecins qualifiés à charlatans pathétiques, qui lui disent qu’il faudra appareiller le gamin, à tous ceux qui lui rabâchent que son petit Roland est handicapé, cette mère répond que non, pas du tout. Tout en se reprochant intérieurement : « Ce n’est pas la vie que je voulais lui donner… » De fait, Roland grandit mais il rampe à travers l’appartement et balaye le lino bleu dont il connaît toutes les aspérités. Au mitan des années soixante, contre l’avis de tous, elle promet à son fils qu’il marchera comme les autres et qu’il aura une vie fabuleuse. S’il faut en appeler au thérapeute suprême, eh bien on priera, quitte à installer un autel sur le radiateur. Car les prières peuvent, on le sait bien, provoquer des miracles. Et tant pis si les frères de Roland estiment, sans qu’on puisse leur donner vraiment tort, que « Dieu doit en avoir ras le cul ».
Mais quand il s’agit du bien-être et de l’amour de ses enfants, cette mère juive séfarade mettra tout en œuvre pour tenir une (impossible?) promesse. Car les obstacles sont nombreux. Ainsi la revêche Madame Fleury qui en appelle à la loi pour que Roland aille à l’école. Quitte à menacer Esther Perez de le placer dans une famille d’accueil. Fort heureusement, Roland apprendra à lire… en écoutant Sylvie Vartan, merveilleuse incarnation des tumultes de l’adolescence, que ses sœurs écoutent en boucle. Après tout, La Maritza, ça vaut bien Proust pour apprendre à déchiffrer ! Esther Perez en est certaine : « Le premier jour de l’école, il ira en marchant ! »
Avec Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan (France – 1h42. Dans les salles le 19 mars), Ken Scott signe une charmante comédie dramatique sur un personnage (songeons à Marthe Villalonga chez Yves Robert) dont le cinéma français s’est volontiers régalé : la mère juive. Envahissante, insupportable, intraitable, possessive, se mêlant de tout mais follement, terriblement aimante. A en étouffer ses rejetons ! C’est un stéréotype, évidemment. Encore que…
Le film s’inspire de l’histoire vraie de Roland Perez qui l’a racontée en 2021 dans un livre éponyme paru aux éditions Les Escales. Un ouvrage sorti après la mort d’Esther Perez et qui lui rend hommage ainsi qu’à toutes les mères invisibles qui se battent pour leur enfant.

"Ma mère...": Roland Perez (Jonathan Cohen) et Sylvie Vartan. Photos Marie-Camille Orlando

« Ma mère… »: Roland Perez (Jonathan Cohen)
et Sylvie Vartan.
Photos Marie-Camille Orlando

D’ailleurs, le film évoque précisément la trajectoire de Roland Perez, de ses jeunes années à l’école du spectacle puis aux études de droit à Paris XII qui feront de lui un avocat au barreau de Paris et le défenseur des interêts de Sylvie Vartan qui, très longtemps, ne sut rien du rôle qu’elle avait tenu dans sa vie !
Au centre de ce récit bourré d’épreuves et de péripéties, se trouve donc une mère extraordinaire dont Roland dit : « Esther a toujours nié la réalité. Quand elle a compris que la médecine traditionnelle ne pourrait rien pour moi, elle s’est tournée vers la prière. Elle a attendu le miracle avec constance, confiance, persistance, en invectivant Dieu. Elle possédait une assurance à toute épreuve. Elle avait pas mal de kilos en trop mais racontait que tous les chauffeurs de taxi la draguaient car tantôt elle ressemblait à Claudia Cardinale tantôt à Sophia Loren, elle n’a jamais douté de rien. Elle menait son combat coiffée comme une actrice de Dynastie. Elle coupait le sifflet et la parole à tous, passait son temps à mentir aux uns et aux autres pour la bonne cause, celle de ses enfants ! Et pourtant elle réussissait à changer les choses. On la trouvait embarrassante tout en ne pouvant s’empêcher de l’admirer. C’était déjà une héroïne de cinéma. »
Cette héroïne est incarnée par une Leïla Bekthi épatante à tous les âges de la vie d’Esther. Autour d’elle, tout le monde est dans le ton avec un Jonathan Cohen (Roland adulte) dans la nuance et évidemment Sylvie Vartan dans son propre rôle et dont on entend quelques tubes fameux comme J’ai un problème et « Si tu n’es pas vraiment l’amour tu lui ressembles – Quand je m’éloigne toi tu te rapproches un peu » ou La plus belle pour aller danser… Et on retiendra les derniers mots de ce film : « Comme Dieu ne pouvait être partout, il a donc inventé les mères… » On aime !

"The Insider": George Woodhouse (Michael Fassbender) et Kathryn (Cate Blanchett). DR

« The Insider »: George Woodhouse (Michael Fassbender) et Kathryn (Cate Blanchett). DR

TRAITRE.- Il porte parfaitement la veste Barbour, un strict col roulé noir, des lunettes épaisses et -surprise- fait parfaitement la cuisine ! Le so british George Woodhouse est une vraie pointure. En plus, on vous le donne en mille, il travaille pour les services secrets britanniques. Quant George apprend que sa charmante épouse Kathryn, elle aussi, membre du service, pourrait être impliquée dans une trahison envers la nation, son sang ne fait qu’un tour. Dans une boîte de nuit, il retrouve son ami Mitcham, qui lui donne une liste de cinq traîtres potentiels. De fait, le nom de Kathryn est bien sur la liste. Du coup, à la manière d’un « action ou vérité », Woodhouse décide d’organiser un dîner dans sa superbe maison londonienne et réunit un certain nombre de collègues, tous potentiellement suspects. Il cuisine indien et, pour mieux faire se délier les langues, met une substance, la DMZ 5, dans le chana masala… Fort des renseignements réunis ce soir-là, George Woodhouse se met en chasse. Il n’a qu’une semaine pour aboutir. Lorsque Kathryn lui annonce qu’elle doit effectuer un saut rapide à Zurich, George recourt aux grands moyens. Il est prêt à faire détourner (même brièvement) un satellite de surveillance pour tout savoir, y compris par lecture labiale, sur la rencontre de sa femme et d’un certain Kulikov… Le dilemme pour Woodhouse devient déchirant : protéger son mariage ou défendre son pays.
Pour qui apprécie le cinéma d’espionnage (mais plutôt L’espion qui venait du froid ou La lettre du Kremlin que la saga Mission : Impossible), The Insider (USA – 1h33. Dans les salles le 12 mars) est un petit bijou. D’entrée, la séquence du dîner est savoureuse. Et celle du dîner final (avec la variante du tapis) l’est tout autant. On se régale, ainsi, de l’univers feutré des espions tout en appréciant les multiples arcanes déployées par l’élégant mais pugnace Woodhouse. Certes, tout cela peut souvent apparaître compliqué et on peut se perdre dans les manœuvres des uns et des autres. Mais on sent que Steven Soderbergh, pour son premier film d’espionnage, s’est passionné pour le scénario concocté par David Koepp, ce dernier s’y entendant pour mêler passion amoureuse, duplicité et trahison.

"The Insider": George et Clarissa (Marisa Abela). DR

« The Insider »: George et Clarissa (Marisa Abela). DR

« J’ai trouvé, dit le cinéaste, les procédures propres à l’espionnage passionnantes, mais j’en ai appris bien plus que je n’aurais imaginé sur la vie des agents. Une femme m’a raconté, par exemple, qu’elle ne pouvait pas avoir de relation durable en raison de son travail. Il y a même une réplique du film qui s’inspire de mes discussions avec elle : ‘Quand on est capable de mentir sur tout et n’importe quoi, comment peut-on encore dire la vérité sur quoi que ce soit ?’ »
On s’attache effectivement au couple formé par George et Kathryn qui tient la route depuis des années et se sont jurés fidélité et protection mutuelle, une gageure étant donné leur profession.
Alors qu’importe si on ne sait pas trop de quoi il relève avec ce malware dénommé Severus, capable de désorganiser profondément une centrale nucléaire. Tout comme on a du mal à savoir qui, dans l’entourage proche de George et Kathryn, fricote avec qui. Mais c’est aussi cela qui donne du piment à cet Insider dans lequel il ne faut pas chercher de l’action (on a quand même droit à une attaque de drone sur le véhicule d’un méchant) mais plutôt un plaisant jeu du chat et de la souris, façon John Le Carré, riche en clins d’oeil et en références.
Enfin le réalisateur de Sexe, mensonges et vidéo peut s’appuyer sur une belle affiche avec l’efficace duo Michael Fassbender (George) et Cate Blanchett (Kathryn), entourés par Marisa Abela, Tom Burke, Naomie Harris, Regé-Jean Page sans oublier les quelques apparitions de Pierce Brosnan qui sait de quoi il est question quand on parle d’espion britannique !

"Parthenope": Celeste Dalla Porta.

« Parthenope »: Celeste Dalla Porta.

NAPLES.- C’est un carrosse qu’on dirait droit sorti de l’univers fellinien qui traverse l’écran… En cette année 1950, une fillette vient au monde. Sa mère accouche dans la mer. On la nommera Parthénope, comme la sirène qui, dit la mythologie grecque, donna, au 8e siècle avant J.-C., son nom à Naples. En 1968, le bébé est devenu une jeune femme qui fait tourner la tête, dans les rues de Naples, à tous les beaux vitelloni. Car, il faut en convenir, « Parthè » est superbe quand, le dos à la mer, elle apparaît nue sur une immense terrasse, enveloppée dans un immense drap blanc… On va retrouver la jeune femme devant un jury d’université où elle passe un examen pour ses études d’anthropologie. C’est là qu’elle croise le professeur Marotta, un universitaire qui comptera beaucoup de sa vie. Ainsi « Parthè » va de rencontres en rencontres, avec de jeunes hommes frisés, de riches séducteurs mais aussi John Cheever, un écrivain américain (Gary Oldman) à la dérive qui se désole que « les jeunes optent toujours effrontément pour le désespoir » et observe, devant la beauté de la jeune femme, qu’elle peut tout obtenir sans rien demander… A quoi, Parthè répondra que le désir est un mystère et le sexe, son enterrement.
Dixième long-métrage de Paolo Sorrentino, Parthénope (Italie – 2h16. Dans les salles le 12 mars) est une célébration. De Naples et de la beauté à travers une existence qui s’étend des années 1950 à nos jours. « Une épopée féminine, dit le cinéaste, dépourvue d’héroïsme mais éprise de liberté, de Naples, et d’amour. »
Alors l’auteur d’Il divo (2008), La grande bellezza (2013) ou Youth (2015) s’embarque dans les amours indicibles ou sans lendemain qui condamnent à la douleur mais qui n’empêchent pas de recommencer, dans les pas, dans l’été languide de Capri, de riches oisifs confrontés à un horizon sans issue et évidemment dans la vie des Napolitains à travers leurs dérives mélancoliques ou leurs ironies tragiques.

"Parthenope": Parthenope et John Cheever (Gary Oldman). Photos Gianni Fiorito

« Parthenope »: Parthenope
et John Cheever (Gary Oldman).
Photos Gianni Fiorito

Pour Sorrentino, il s’agit de mettre en scène, en s’appuyant sur la beauté latine de Celeste Dalla Porta, ce qu’en 73 ans de vie, une femme n’a pu oublier. Un premier amour candide, d’autres amours ratés ou à peine esquissés et, forcément, la vitalité exaspérante de Naples que « Parthè » sillonne et où l’incroyable peut surgir au coin de la rue…
Cette déambulation prend parfois des accents sous-felliniens (ah le paquebot où la malheureuse Greta Cool, comédienne déchue, démolit les Napolitains en les traitant de ringards excentriques!) mais s’invite aussi dans quelques flamboyances mâtinées de fantastique avec un cardinal mystérieux et débauché qui se désole de ne pas voir se liquéfier le sang du Christ lors du miracle San Gennaro mais se réjouit du dos parfait de « Parthè » !
Les moments les plus touchants sont assurément ceux qui réunissent la jeune diplômée en anthropologie et son patron universitaire (Silvio Orlando), un homme trimballant un lourd secret. Entre eux, s’établit une relation père-fille qui va les bouleverser. Et c’est beau !
A Naples, dit un personnage, l’insignifiant et le décisif se confondent. C’est aussi le sentiment que procure le dernier film de Sorrentino. On est pris et on décroche, on est repris et on lâche à nouveau. Ni tout à fait séduit, ni tout à fait hostile! Il ne reste alors à Richard Cocciante qu’à chanter Era Gia Tutto Previsto et la douleur de la fin d’un amour.

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