Lang et le lévrier famélique
Quelque part, en Chine, aux portes du désert de Gobi, un vaste paysage minéral est soudain traversé par des dizaines, voire des centaines de chiens errants. Au passage des bêtes, un minibus fait une embardée et se retourne. Les passagers parviennent tous à sortir pratiquement indemnes du véhicule. Tandis que l’un d’eux proteste parce qu’il a perdu son argent, un autre se tient, silencieux, à l’écart. Le chauffeur a demandé l’aide de la police. Qui tarde à venir. Lorsque les uniformes déboulent enfin, ils remettent le minibus sur ses roues et réclament les papiers de tous les voyageurs. L’homme silencieux, nommé Lang, présente un document. « Conditionnelle ! » dit le flic qui ajoute : « Vous étiez célèbre ! »
Lorsque les passagers du minibus arrivent en ville, cette grande cité triste est en état de crise. Un haut-parleur diffuse : « Un chien maigre et noir rôde en ville ». On ne sait s’il a la rage mais cela ajoute à l’inquiétude. Lang sillonne la ville, s’arrête dans un petit restaurant où on lui offre un bol de nouilles. Parce qu’il fut célèbre, autrefois, ici.
Contre un grand immeuble promis à la démolition, Lang s’arrête pour soulager un besoin naturel. Un lévrier noir famélique débouche d’un soupirail et s’approche, menaçant, de lui. Celui-ci saisit une grosse pierre puis un bâton pour chasser le chien…
Sur un mur, on aperçoit un dessin déjà défraichi qui annonce les Jeux olympiques de Pékin de 2008. Mais, dans cette ville, on semble très loin, même si la télévision est présente partout, de cet événement planétaire. Lang retrouve la petite maison de son père. Un vieux voisin : « Ton père sait que tu es revenu ? Il vit au zoo maintenant et boit beaucoup… » Alors qu’il entre chez lui, découvrant un sacré bric-à-brac, de jeunes types en moto, le menacent : « Tu as du culot de revenir ! Tes jours sont comptés… »
Parti pointer au commissariat, Lang est fermement prié de se joindre aux équipes que les autorités mettent en place pour éradiquer les chiens errants. N’ayant pas vraiment le choix, Lang fait mine de participer à la traque. Mais, dans les longs couloirs d’immeubles vidés de leurs habitants, il ne fait rien pour attraper les bêtes et lorsque les autorités décident de retirer les chiens domestiques (moyennant une contribution!) des familles, il rend discrètement son petit bichon à une fillette désespérée.
Avec Black Dog, couronné du prix Un Certain regard au dernier Festival de Cannes, le cinéaste chinois Hu Guan, 56 ans, solide représentant de la sixième génération de réalisateurs chinois, signe son douzième long-métrage après une série d’autres souvent primés dans des festivals internationaux. Son dernier film, La brigade des 800 (2020) sur la guerre sino-japonaise et la victoire de l’armée populaire chinoise, est devenue l’un des plus gros succès du cinéma chinois de tous les temps.
Parlant de Black Dog qu’il voit avant tout comme un film d’auteur, le réalisateur note que le film est « de mon observation personnelle et à travers lequel je scrute les changements survenus en Chine depuis une vingtaine d’années. Ainsi que les répercussions positives ou négatives sur l’individu. Vivant en Chine, j’ai été témoin du développement de celle-ci au cours des dernières décennies. J’ai toujours été curieux de savoir à quoi ressemblait au cours de cette période la vie des gens vivant en dehors des grandes villes ou dans les régions les plus reculées de mon pays. Il y a forcément eu des laissés-pour-compte. Ce qui m’intéressait également, c’était d’essayer de comprendre ce qui maintenait en vie ces personnes mises de côté, et ce qui les aidait à survivre. »
Remarqué pour ses préoccupations humanistes, le cinéma de Hu met souvent en avant le réalisme de son étude sociale. Mais, ici, malgré le décor d’une ville à l’abandon promise sous peu à la pelle des démolisseuses, malgré une société en berne, le film, dans une mise en scène épurée, prend un tournure assez spectrale, voire fantastique. Partout des chiens errants, voire des serpents venimeux échappés d’un commerce de boucherie où on les élève pour fabriquer des sérums…
Au milieu de ce petit monde, Lang, personnage très mutique dont on ignore le passé, retrouve quelques marques. Ainsi un grand Luna-park abandonné, une tour métallique de saut à l’élastique ou encore un pauvre zoo sinistre dans lequel son père nourrit tant bien que mal un pauvre singe ou un tigre de Mandchourie. « Pour moi, dit le réalisateur, Lang n’a rien à dire. Il n’a donc pas besoin de parler. Il est comme un bébé abandonné, mis de côté par l’époque dans laquelle il vit. En réalité il cherche un moyen de communiquer. Il a sans doute beaucoup à dire, mais pas au moment où se déroule le film. »
Tout au plus, Lang se rapprochera-t-il brièvement de Raisin, une jolie danseuse d’un cirque itinérant. Pour n’avoir pas à parler, sauf peut-être en sifflotant, reste le chien maigre. Qui mordra Lang (le comédien canado-taiwanais Eddie Peng) avant de se laisser, peu à peu, apprivoiser, laver, nourrir, promener… Même si les deux personnages n’ont pas le même âge, on songe, ici avec Lang, à Umberto D. (1952) et son vieil homme filmé par De Sica, que seul un petit chien rattache encore à la vie.
Dans les films de Hu, il y a souvent des animaux (un cheval blanc dans La brigade des 800, une vache dans Cow, une autruche dans Mr Six…) et il observe : « C’est avant tout parce que je crois que sommeille en chacun de nous une part animale. Une animalité qui peut se manifester lorsqu’il nous faut faire preuve de courage ou défier l’autorité. Comme une sorte de nature primitive mais que nous choisissons trop souvent de laisser endormie. Ce qui me paraît regrettable. »
Filmé en scope dans une vraie ville pétrolière de l’ouest de la Chine et dédié in fine « à tous ceux qui reprennent la route », avec des morceaux de guitare ainsi que Mother et Hey You des Pink Floyd, Black Dog fait songer, avec Lang en « héros » chevauchant sa moto, à un road-movie ou à un western dans les grands espaces du désert de Gobi. On embarque.
BLACK DOG Drame (Chine – 1h50) de Hu Guan avec Eddie Peng, Liya Tong, Zhangke Jia, Yi Zhang, You Zhou. Dans les salles le 5 mars.