Les affres de David, Benji, Tauba et Lee…

"A Real Pain": David Kaplan (Jesse Eisenberg) et son cousin Benji (Kieran Culkin). DR

« A Real Pain »: David Kaplan (Jesse Eisenberg) et son cousin Benji (Kieran Culkin). DR

MEMOIRE.- David et Benji Kaplan sont cousins. Mais ils ont des caractères diamétralement opposés. Les voilà, pourtant, quittant les Etats-Unis pour un voyage de mémoire en Pologne, là où vécut Dory, leur grand-mère bien-aimée. Dans ce pays dont ils ne saisissent pas tous les codes, les deux Américains vont tenter, malgré de vieilles tensions, d’honorer l’histoire de leur famille… Avant de retourner à l’adresse où vécut Dory, l’improbable duo rejoint un voyage organisé qui va les conduire, dans la proche banlieue de Lublin et pratiquement à portée de vue des immeubles de la ville, au camp de concentration et d’extermination de Majdanek.
A propos de A Real Pain (USA – 1h29. Dans les salles le 26 février), son réalisateur Jesse Eisenberg se souvient d’un voyage en Pologne avec son épouse, Anna Strout. Leur voyage de deux semaines à travers le pays l’a conduit à la maison de sa tante Doris dans le petit village de Kranystaw, où elle avait vécu avant que toute la famille ne soit déplacée lors de l’Holocauste. L’acteur-réalisateur s’interroge : « Si la guerre n’avait pas eu lieu, c’est ici que je vivrais. À quoi ressemblerait ma vie ? Qui serais-je ? »
À l’origine, Jesse Eisenberg avait été tellement inspiré par ce périple polonais qu’il en avait tiré une pièce, The Revisionist, qui a été jouée pour la première fois en 2013. Il y incarne un autre personnage que dans le film, lui aussi prénommé David, qui rend visite à sa cousine polonaise plus âgée, survivante de l’Holocauste, interprétée par Vanessa Redgrave. La pièce a été un succès, mais les tentatives d’adaptation en scénario n’ont pas abouti. Eisenberg reconnaît lui-même qu’elles étaient mauvaises mais il voulait vraiment écrire et tourner un film en Pologne. Finalement, il lui a fallu une quinzaine d’années pour trouver le bon récit, cette fois une histoire de cousins qui se déroule dans le cadre d’une visite de l’histoire du pays.
En s’appuyant aussi sur une nouvelle écrite pour un magazine et contant les tribulations de deux types partant en Mongolie, Eisenberg a trouvé une partie importante de son scénario. Le reste est venu de la lecture d’une publicité « fortuite et déprimante » (sic) qui proposait des « visites de l’Holocauste (avec déjeuner) »« Cela m’a conduit, dit-elle, à cette société qui annonçait un circuit à travers les sites de l’Holocauste en Pologne, mais avec tout le confort qu’un touriste américain de la classe moyenne supérieure souhaiterait avoir. J’ai lu l’annonce avec un mélange de crainte, de choc et de malaise à l’idée d’être l’une de ces personnes qui participeraient à un tel voyage et qui exigeraient leur confort tout en découvrant les horreurs de l’histoire de leur famille. Je me suis dit que c’était un cadre phénoménal pour ce film. »

"A Real Pain": une déambulation polonaise. DR

« A Real Pain »: une déambulation polonaise. DR

Le plus compliqué a été de tourner, on l’imagine, dans les lieux de Majdanek. Les producteurs ont suggéré de reconstruire les décors mais, finalement, le cinéaste a réussi à contacter le personnel de Majdanek, aujourd’hui site historique : « Ils ont réalisé que c’était quelque chose que nous n’avions jamais vu auparavant. Le film se déroule à Majdanek, ce qu’aucun film sur l’Holocauste ne fait parce que personne ne le sait. Mais le mien s’y déroule parce que c’est de là que vient ma famille. Et ils ont dit, oh, c’est contemporain, et ça montre Majdanek tel qu’il est aujourd’hui ».
Si la visite de Majdanek constitue l’un des temps forts du film, la déambulation de ce groupe de Juifs américains, y compris Euloge, un rescapé du génocide rwandais converti au judaïsme, distille un charme doux-amer et mélancolique mâtiné d’humour. Car le décontracté mais exaspérant Benji et son cousin David ne cessent de se prendre la tête, les deux vivant, au demeurant, une même dépression mais sans parvenir à la gérer au mieux. Le chemin vers la maison de Dory leur en donnera l’occasion.
Derrière la caméra pour son second long-métrage, Jesse Eisenberg incarne aussi le torturé David. Révélé par The Social Network (2010) dans lequel il incarne Mark Zuckerberg, Jesse Eisenberg a aussi joué à deux reprises chez Woody Allen (To Rome with Love en 2012 et Café Society en 2016). A ses côtés, le charmeur Benji permet à Kieran Culkin (il fut Roman Roy dans la série HBO Succession entre 2018 et 2023) un beau numéro d’acteur qui lui a valu, récemment, le Golden Globe du meilleur acteur dans un second rôle et désormais l’Oscar du meilleur comédien dans un second rôle. Sur une b.o. entièrement composée de pièces de Chopin, notamment les deux premiers Nocturnes, voici un bien bon film !

"La vie...": Tauba (Violette Guillon) regarde le ciel.

« La vie… »: Tauba (Violette Guillon)
regarde le ciel.

CONFINEMENT.- Nous sommes le 15 juillet 1942 et la jeune Tauba Zylbersztejn travaille son piano dans l’appartement parisien de ses parents. Elle chantonne allègrement C’est la romance de Paris, la chanson de Charles Trenet qui dit : « C’est la romance de Paris – Au coin des rues elle fleurit – Ça met au cœur des amoureux – Un peu de rêve et de ciel bleu… ». Tandis que Rywka, la mère, l’appelle à venir dîner, Moshé, le père, rentre et soupire : « Je me suis encore fait contrôler ! » La famille est dans une crainte profonde. Des bruits courent. Les Juifs sont en danger. Faut-il partir ou rester ? Emportant trois valises, la famille rejoint un immeuble haussmannien du 10e arrondissement. A côté de la porte d’entrée, une affiche proclame Marquons-les pour les reconnaître. Tauba, Rywka et Moshé sont accueillis par Rose Dinanceau qui les installe dans une minuscule chambre au sixième étage du bâtiment. En leur demandant de prendre un maximum de précautions. Ne pas faire de bruit. Ne pas sortir dans le couloir sauf pour aller aux toilettes et encore de préférence l’après-midi quand l’étage est vide de ses habitants… Le 16 juillet au matin, a eu lieu la tragique rafle du Vel d’Hiv. Pendant deux ans, cette famille juive polonaise ne va plus quitter la chambre de bonne maigrement éclairée. Avec la peur permanente d’être découverte à chaque instant.
La vie devant moi (France – 1h33. Dans les salles le 26 février) s’ouvre par une courte interview vidéo de la vraie Tauba Zylbersztejn réalisée en 1997 dans le cadre de la collecte initiée par Steven Spielberg et la Fondation Shoah visant à recueillir les témoignages des rescapés de la Shoah.
Dans une forme très classique, Nils Tavernier, fils du grand Bertrand, signe, ici, sa cinquième réalisation. Il appuie son scénario sur les souvenirs de Guy Birenbaum, né en 1961, l’un des fils de Tauba et Robert Birenbaum qui se sont rencontrés en août 1944. Autour du livre Vous m’avez manqué, publié en 2015 par Guy Birenbaum, le projet va prend forme pour donner le récit cinématographique de deux années de réclusion au coeur de Paris.
« J’avais trouvé, dit Violette Guillon, l’interprète de Tauba, cette histoire belle et bouleversante, pas tant parce qu’étant juive par ma mère, elle avait eu une résonance particulière en moi, mais parce que j’avais trouvé formidables à la fois les valeurs de solidarité qui y étaient défendues, et l’hommage qu’elle rendait à ces gens qui avaient risqué leurs vies pour en sauver d’autres de la déportation et peut être de la mort. »

"La vie...": Moshé (Guillaume Gallienne), Rywka (Adeline d'Hermy) et Tauba dans la chambre. Photos Vincent Tessier

« La vie… »: Moshé (Guillaume Gallienne), Rywka (Adeline d’Hermy) et Tauba dans la chambre.
Photos Vincent Tessier

En incrustant dans son huis-clos des images d’archives (en couleurs) de Paris occupée, le cinéaste donne à voir l’environnement historique de cette chronique intime qui se résume, pour Tauba et ses parents, à une longue, terrible et silencieuse attente. Où le trio scrute tous les bruits mais aussi les silences. Quasiment toujours installé à la petite fenêtre de la pièce, Moshé observe les allées et venues, guettant le code de la concierge qui balaye plus vite la cour lorsqu’un danger se profile. Le danger, ce sont plus les déboulés de la police française que les occupants nazis. Nils Tavernier capte parfaitement la peur mais aussi l’espoir de Tauba qui grimpe sur les toits pour aller vers l’air et la lumière. Quant à Moshé, il compte les briques du mur d’en face, les écureuils, les rats. Et les gens… On voit aussi, au fil des jours (Jour 95, Jour 148, Jour 182, Jour 360, Jour 535 etc) le désespoir d’un père qui se reproche de n’avoir pas le courage de résister.
Pire, c’est Alfred, le propre fils des Dinanceau, engagé auprès des Allemands dans la LVF, qui représente le pire danger. A ses parents Rose et Désiré (qui ont réellement existé), il lance : « Si vous cachez des Juifs, je les tue ! » Pris entre leur attachement pour Alfred et leur conception de la dignité humaine, ils feront un choix terrible. Ainsi La vie devant moi est aussi un hommage aux gens qui ont sauvé des Juifs… L’histoire d’une double tragédie !

"Queer": Lee Williams (Daniel Craig).

« Queer »: Lee Williams (Daniel Craig).

PASSION.- Dans les rues de Mexico, au cours des années cinquante, William Lee déambule sans vraiment avoir l’air de savoir où il va… Pourtant son regard est aux aguets. Il regarde autour de lui et son attention se porte exclusivement sur les garçons qui passent alentour. Avec un ami barbu et rondouillard, de bar en bar, il écluse de la tequila à pleins verres. Il lorgne un rouquin et lâche : « Il est tellement queer qu’il ne m’intéresse plus.» Passent encore deux types qui rêvent de construire un bateau et William Lee de soupirer : « On ne peut pas être ami avec un queer ». Plus tard, dans un hôtel à la chambre baignée du rouge d’un enseigne, il est emporté dans une violente étreinte avec un type portant un médaillon en forme de mille-pattes. Et puis, Lee aperçoit Eugène Allerton, beau jeune homme en tee-shirt blanc moulant. Est-il queer ? Ensemble, ils regardent l’Orphée (1950) de Jean Cocteau dans lequel Jean Marais, ganté magiquement, traverse le miroir. Lee et Eugène, dans l’appartement de Lee, boiront du (mauvais) cognac Napoléon avant de faire l’amour…
Avec Queer (Italie – 2h16. Dans les salles le 26 février), le réalisateur italien Luca Guadagnino, (connu pour Call Me By Your Name en 2017 et Challengers en 2024) mène à bien un projet déjà ancien. Lecteur avide depuis sa jeunesse, le cinéaste a lu Queer adolescent quand il vivait à Palerme, saisissant d’emblée le potentiel cinématographique du roman et commençant à l’adapter pour le grand écran dès l’âge de vingt-et-un ans. « J’étais, dit-il, sous le choc, totalement absorbé et investi dans le personnage central de William Lee, le double littéraire de William S. Burroughs. C’est l’étrangeté du roman qui m’a le plus frappé, je m’y sentais relié par quelque chose que je ressentais à l’époque : le puissant désir d’être avec quelqu’un qui me renvoie mon reflet, et avec qui je me sens entièrement connecté. »
En se basant sur le roman éponyme et inachevé de William S. Burroughs, écrit de 1951 à 1953 et finalement publié en 1985, le film met en scène Lee, l’alter ego fictif de l’écrivain qui tombe amoureux d’Eugene Allerton, un jeune homme curieux et faussement timide venu d’Oklahoma. William Lee va devoir faire face à ses transgressions passées et présentes au cours de cet exil volontaire. Et il se confrontera au désir, à la solitude, aux limites de ce qu’on peut chercher chez l’autre, ce qu’il peut faire pour nous et ce que nous devons faire pour nous-mêmes…

"Queer": Lee dans les bras d'Eugene (Drew Starkey). Photos Yannis Drakoulidis

« Queer »: Lee dans les bras
d’Eugene (Drew Starkey).
Photos Yannis Drakoulidis

Burroughs a écrit Queer pour documenter (et romancer) sa période d’expatriation à Mexico, qu’il avait rejoint dans les années 40 pour explorer sa sexualité et assouvir son addiction à l’héroïne. Marié à l’époque, il était tombé amoureux d’un soldat américain et avait fini par tuer accidentellement son épouse Joan Vollmer lors d’une soirée alcoolisée à Mexico.
Rongé par la culpabilité à cause de la mort de sa femme, il a commencé l’écriture de Queer peu de temps après, mais ne l’a pas terminé pour se consacrer à l’écriture de Junky, le classique de la contre-culture paru en 1953, avant d’écrire Le festin nu en 1959. Ces œuvres classiques ont consolidé son statut, ainsi que celui de ses amis écrivains Allen Ginsberg et Jack Kerouac, en tant que premiers représentants de la Beat Generation, rebelles littéraires, marginaux et hédonistes qui ont transformé le paysage culturel américain en bouleversant l’art de l’écriture avec provocation.
Entouré de comédiens comme Drew Starkey (Allerton), Jason Schwartzman (Joe Guidry) ou Lesley Manville (le docteur Cooter), Daniel Craig est au coeur de cette aventure queer et fantastique qui se développe en trois chapitres (Vous aimez le Mexique ? – Compagnons de voyage – La botaniste dans la jungle) et un épilogue. Portant un petit chapeau, des lunettes en plastique, une chemise blanche et un costume blanc usé, avec un revolver à la ceinture, le dernier interprète de James Bond n’est pas sans faire penser, dans sa quête tragique et douloureuse de l’amour, au malheureux Von Aschenbach incarné par Dirk Bogarde dans le fameux Mort à Venise (1971) de Visconti.

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