Un visionnaire se frotte au rêve américain
Ce sont des passages sombres, comme les sinistres coursives d’un enfer sous terre. On songe évidemment à l’univers concentrationnaire nazi, aux pauvres humains en détresse poussés comme des bêtes vers la déshumanisation et la destruction. De fait, dans une bousculade permanente, une foule, faite de visages émaciés, de rictus hagards, se presse, avance, chavire. Laszlo Toth est dans cette marée apeurée. Dans ce grouillement terrible, il aperçoit enfin le ciel. Ce n’est pas celui de Buchenwald ou d’Auschwitz. Laszlo était dans la cale d’un bateau qui entre dans le port de New York. Au-dessus de lui, c’est le ciel de l’Amérique, la terre promise. Mais, las, la statue de la Liberté semble à l’envers, de guingois, la tête en bas… De mauvais augure !
Lorsqu’il pose le pied sur le sol américain, Laszlo Toth n’est plus rien. Il ne sait pas si Erzsebet, sa femme, ni Zsofia, sa jeune nièce, dont le couple s’occupe depuis la disparition de ses parents, ont survécu à l’holocauste. Cet architecte visionnaire né à Budapest, formé au célèbre Bauhaus de Dessau, se demande de quoi sera faite son existence dans ce pays de cocagne qui n’attend pas vraiment les immigrants qui affluent. Heureusement, Laszlo peut compter sur Atilla, un parent qui l’accueille avec effusion. Avec Audrey, sa belle épouse, cet Hongrois a ouvert un magasin de meubles à Philadelphie. C’est là que Toth, après avoir créé un superbe fauteuil en métal et cuir, va faire une rencontre qui va bouleverser sa vie. En effet, pour faire une surprise à son père, le jeune Harry Lee demande à Attila et à Toth de réaliser une nouvelle bibliothèque dans la grande demeure des Van Buren. Si le père, Harrison Lee Van Buren Sr. pique un colère noire en découvrant cette bibliothèque aux beaux volumes bien éclairés, il se reprendra bientôt en constatant le talent, voire le génie de cet architecte qui gagne maigrement sa vie en pelletant du charbon sur les sites industriels de Philadelphie… Ainsi l’éminent et fortuné oligarque américain lui confiera le soin de réaliser un immense complexe qui deviendra l’Institut Van Buren… Pour Laszlo Toth, c’est évidemment la chance de sa vie, l’occasion de renouer avec un vrai geste créateur.
« Le film, dit le cinéaste, s’intéresse au parallèle qui existe entre le parcours d’un immigré et celui d’un artiste. Quand un individu ose quelque chose de nouveau, d’audacieux, comme l’institut que Laszlo bâtit au cours du film, il est généralement violemment critiqué et discrédité. Jusqu’à ce qu’avec le temps, viennent la reconnaissance et même l’adulation. »
Mais, tandis qu’il tente de trouver ses marques en terre étrangère en renouant avec sa carrière de bâtisseur, Laszlo va devoir batailler contre le pouvoir de son mécène. Car Harrison Lee Van Buren, personne instable et lunatique mais homme de goût, en commanditant son travail, va prendre l’ascendant sur celui qui peut aussi rapidement devenir un employé prié de se taire et d’obéir. La création architecturale prend alors une dimension de contestation du pouvoir d’un capitalisme omniprésent et forcément étouffant. Le film pose la question : qui permet à l’art d’exister ? Et quel impact peut avoir le mécénat sur un artiste et sa création ?
En mettant en scène un personnage fictif, The Brutalist se présente comme une vaste épopée sur fond de quête du rêve américain. Avec ses 3h35 de spectacle (coupé par un entracte de quinze minutes voulu par le cinéaste), Brady Corbet semble vouloir cocher toutes les cases avec aussi un petit penchant à prendre le spectateur par la main et lui susurrer : « Regarde comme je filme bien ! » Même si, in fine, la mise en scène est quand même très classique.
Entièrement tourné à Budapest, une ville magnifique où l’importance de l’architecture est omniprésente, le film a été confié, avec une image au format VistaVision (notamment utilisé par Alfred Hitchcock pour bon nombre de ses films des années 50) au directeur de la photographie britannique Lol Crawley. La grande séquence dans les carrières de marbre de Carrare, c’est quasiment un instant fantastique qui se développe également dans une fête souterraine (aux accents de My Destiny) qui prendra une tournure tragique.
Avec cette fresque (forcément) monumentale à laquelle il a oeuvré pendant sept ans, Corbet arrive sur le devant de la scène cinématographique. On l’avait vu comédien dans une vingtaine de films (dont, en 2008, le Funny Games U.S. de Michael Haneke) avant qu’il ne se tourne vers la réalisation avec L’enfance d’un chef (2015), libre adaptation de la nouvelle éponyme de Sartre, jamais sorti dans les salles françaises puis avec Vox Lux (2018) sur l’histoire, pendant quinze ans, de Céleste (Natalie Portman), une star de la pop, sorti, lui, directement, en vidéo.
Avec son troisième long-métrage, Corbet fait carton plein. Il a été couronné meilleur réalisateur à la Mostra de Venise. Aux Golden Globes, il a été primé comme meilleur film dramatique, meilleur réalisateur et Adrien Brody a été couronné meilleur acteur. Gageons qu’aux prochains Oscars, la moisson de récompenses devrait aussi se faire.
Film de tous les superlatifs, The Brutalist est aussi une superbe histoire d’amour, celle qui réunit Laszlo et Erzsebet, une femme d’une grande lucidité et d’une honnêteté féroce qui trouvera dans la passion qu’elle porte à son mari les ressources pour s’arracher au handicap rapporté de sa déportation. La judéité est aussi l’un des thèmes du film, autant par la volonté de Szofia et de son compagnon de faire leur alya que par le désir de Toth de nouer la réalisation de l’institut Van Buren à la mémoire des camps. La forme du bâtiment devant amener celui qui y pénètre à lever les yeux vers le haut et la lumière…

Les deux femmes dans la vie de Laszlo:
Zsofia (Raffey Cassidy) et, à droite, Erzsebet (Felicity Jones). DR
Reste peut-être que la séquence finale, en forme d’épilogue, sonne un peu comme une pub pour Venise. C’est là qu’en 1980 se tient effectivement la première exposition internationale d’architecture sous le titre La présence du passé. C’est cet intitulé que le film reprend pour l’exposition commémorative en l’honneur de la carrière de Laszlo Toth.
A propos du titre qui peut résonner bizarrement pour un spectateur francophone, il convient de dire que le brutalisme auquel il fait référence est un style architectural qui a connu une grande popularité des années 1950 aux années 1970 avant de décliner peu à peu. Il se distingue notamment par la répétition de certains éléments comme les fenêtres, par l’absence d’ornements et le caractère brut du béton. Le « béton brut » est le terme employé par Le Corbusier, qui voit dans ce matériau de construction un aspect sauvage, naturel et primitif lorsqu’il est utilisé sans transformation. Les structures brutalistes se composent de formes géométriques massives et anguleuses qui frappent par leur répétition. Le brutalisme milite pour la réunion des fonctions dans les bâtiments, mais avec des espaces clairement distincts les uns des autres.
Brady Corbet et sa coscénariste Mona Fastvold se sont découverts une fascination pour l’architecture brutaliste : « Pour nous, la condition psychologique de l’après-guerre et son architecture, dont le brutalisme, sont liées (…) Nous avons vu de la poésie dans l’utilisation de matériaux développés pour survivre à la guerre, dans les bâtiments d’habitation et d’entreprise des années 50 et 60, par des architectes tels que Marcel Breuer et Le Corbusier. »
Enfin The Brutalist que son auteur voit comme un film historique dans lequel les personnages sont le produit de circonstances, est porté par une remarquable distribution : Felicity Jones (Erzsebet), Raffey Cassidy (Zsofia), Alessandro Nivola (Attila), Stacy Martin (Maggie Lee) et bien entendu l’excellent Guy Pearce, découvert il y a longtemps dans L.A. Confidential (1997), qui campe un Van Buren séduisant et trouble. Pour faire bonne mesure, le film s’offre aussi sa (petite) polémique IA à propos de l’accent hongrois d’Adrien Brody. Mais cela n’enlève rien à la prestation du comédien, tour à tour exalté, rebelle et abattu. En 2002, Adrien Brody était devenu, à 29 ans, le plus jeune acteur à décrocher l’Oscar du meilleur acteur pour son interprétation du compositeur polonais Wladyslaw Szpilman dans Le pianiste de Roman Polanski. Il ajoute, ici, avec Toth, une nouvelle page à son brillant parcours…
Notons enfin que l’un des premiers décrets signés par Donald Trump le jour de son investiture en janvier portait sur l’architecture. Le président américain y exprimait sa volonté que les bâtiments officiels soient à présent construits selon des normes esthétiques plus « traditionnelles, régionales et classiques ». Une critique à peine déguisée à l’encontre de plusieurs bâtiments américains de style brutaliste comme la mairie de Boston…
THE BRUTALIST Drame (USA – 3h35) de Brady Corbet avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn, Raffey Cassidy, Stacy Martin, Emma Laird, Isaach de Bankolé, Alessandro Nivola, Ariane Labed, Michael Epp, Jonathan Hyde. Dans les salles le 12 février.