Le père désemparé et la romancière qui se cherche

"Jouer...": Pierre Hohenberg (Vincent Lindon), un père perdu. DR

« Jouer… »: Pierre Hohenberg (Vincent Lindon), un père perdu. DR

EXTREME_DROITE.- Dans la nuit, Pierre Hohenberg avance, une torche rouge à la main, le long des rails du chemin de fer. Employé de la SNCF, il travaille dans l’alimentation électrique des voies et intervient fréquemment de nuit sur des caténaires autant pour de la maintenance que pour des opérations de secours. De retour au petit matin, il va réveiller Fus, son fils –  « Te rendors pas » – avant de lui préparer son petit déjeuner.
Sa femme disparue, Hohenberg élève, seul, à Villerupt en Lorraine, ses deux grands fils. Louis, le cadet, réussit bien ses études et ne devrait plus tarder à partir pour la Sorbonne. L’aîné, Félix, surnommé Fus par sa mère allemande à cause de sa passion du Fussball, prépare un DUT de métallurgie. Passionné de ballon rond, il joue dans une équipe où il marque des buts. Présent au bord du terrain, le père va féliciter son fils dans les vestiaires. Il se propose de l’attendre pour le ramener à la maison. Mais Fus lui dit qu’il rentrera plus tard… Lorsqu’un collègue de la SNCF dit à Pierre qu’il a reconnu Fus lors d’un collage d’affiches d’extrême-droite, le père n’en croit pas ses oreilles. A Fus, de retour à la maison, Pierre, qui se sent trahi, lâche : « C’est ça que je t’ai appris ? »
Impuissant, le père va assister à l’emprise de ses fréquentations sur son aîné. Peu à peu, l’amour cède la place à l’incompréhension.
En 2020, Laurent Petitmangin avait été remarqué pour Ce qu’il faut de nuit, son premier roman, couronné du prix Femina des lycéens, qui à travers un père élevant, seul, ses deux fils, dénouait avec sensibilité et finesse le fil de destinées d’homme en devenir. C’est cet ouvrage que Delphine et Muriel Coulin ont adapté pour en tirer Jouer avec le feu (France – 1h58. Dans les salles le 22 janvier) et proposer une réflexion autour de questions comme « L’amour est-il forcément inconditionnel ? », «  Si tu commettais le pire, pourrais-je continuer à t’aimer ? » ou « A quel moment on ne reconnaît plus quelqu’un qu’on croit connaître parce que ses idées deviennent indéfendables ? »

"Jouer...": Fus (Benjamin Voisin) et Louis (Stefan Crepon). DR

« Jouer… »: Fus (Benjamin Voisin)
et Louis (Stefan Crepon). DR

En s’appuyant sur la tentation de Fus pour les théories et les actions de l’extrême-droite, les deux cinéastes donnent à leur intime chronique familiale, une dimension également politique. « Ces derniers mois, ces dernières années, observe Delphine Coulin, nous avons tous dû affronter, dans notre environnement familial ou amical, quelqu’un qui défend des positions limite, et c’est toujours compliqué d’y faire face sans se mettre en colère. Mais le mépris et le surplomb n’ont pas aidé à ce que les gens soient moins nombreux à voter à l’extrême-droite ou à tenir des propos désormais décomplexés. »
Partant de ce constat, le quatrième film des sœurs Coulin (après 17 filles en 2011, Voir du pays en 2016 et Charlotte Salomon, la jeune fille et la vie en 2023) s’intéresse au plus près à Pierre Hohenberg, un technicien, marqué à gauche, qui guide des trains dans la nuit mais ne sait plus comment, dans sa famille, donner la bonne direction. Comme le livre de Petitmangin, le film ne donne pas de leçon, s’interdit de montrer du doigt. Il suit au plus près ce père de famille qui, au stade, supporte le FC Metz et vibre d’enthousiasme avec ses garçons mais qui découvre aussi, sur l’ordinateur de Fus, un site La France aux Français, des images de Fascists do it Better ou des pseudos comme Dodolphe. Pour tenter de comprendre, Pierre Hohenberg découvrira, dans une usine désaffectée, autour d’un ring où deux types s’affrontent brutalement, l’univers qui fascine Fus entre sweat-capuches noirs et crânes rasés… Tandis que Fus, qui s’est fait tatouer une croix celtique à la base de la nuque, se coupe de plus en plus de son père, Louis s’avance vers de belles études. Deux frères qui vivent ensemble mais dans des réalités parallèles. On le voit bien dans la scène où Louis est rejoint par un ami qui fait Sciences Po et qui s’apprête à partir en stage à New York. A Fus , il propose de passer « des textes qui montrent comment la gauche s’est coupée de sa base ». Lorsque Louis et son ami partent travailler dans la salle à manger, la coupure est consommée. Resté dans la cuisine, Fus pressent que son ailleurs à lui, ce sera toujours la Lorraine.

"Jouer...": Pierre sur la voie... DR

« Jouer… »: Pierre sur la voie… DR

Ce film, dans lequel les cinéastes s’interrogent sur la déshérence politique qui fait glisser de la gauche vers l’extrême-droite, repose beaucoup sur des non-dits et des silences. Une atmosphère forte et tendue portée par Benjamin Voisin (découvert dans Eté 85 de François Ozon en 2020) qui incarne Fus, Stefan Crepon (vu dans Peter von Kant d’Ozon en 2022) dans le rôle de Louis et Vincent Lindon (primé comme meilleur acteur à la Mostra de Venise) qui donne, une nouvelle fois, à son personnage de père, une superbe épaisseur dramatique et douloureuse…

"Jane Austen...": Agathe (Camille Rutherford), une romancière en devenir. DR

« Jane Austen… »: Agathe (Camille Rutherford), une romancière en devenir. DR

ROMANTIQUE.- Dans la très belle librairie Shakespeare and Company située dans le 5e arrondissement parisien, Agathe est comme un poisson dans l’eau. Elle conseille les clients, leur recommande la lecture de Jane Austen, sa romancière favorite et lit les messages d’amour anonymes que les visiteurs du lieu collent sur un grand miroir. Elle s’entend parfaitement avec son collègue Félix, dragueur émérite, qui lance : « C’est quand la dernière fois que tu as ken ? » Et Agathe de répondre du tac au tac que le sexe ubérisé, c’est pas sa cam et de regretter de ne pas vivre dans le bon siècle.
Cette grande jeune femme a autant de charme que de contradictions. Elle est célibataire mais rêve d’une histoire d’amour digne des meilleurs romans romantiques. Elle est libraire mais rêve d’être écrivain. Elle a une imagination débordante mais se languit quand, dans la maison qu’elle partage avec sa sœur, cette dernière n’est pas fichue, au lever, de se souvenir du prénom de son dernier amant. Sans doute la vie n’est-elle jamais à la hauteur de ce que lui a promis la littérature. Dans le restaurant chinois de Belleville où elle a ses habitudes, elle demande s’il n’y a pas la version avec homme dans le fond transparent des petits verres de saké. Et voilà qu’un homme nu traverse la salle pour l’inviter à danser. Et si c’était le début du roman qu’Agathe a tellement envie d’écrire ?
Comme Félix (Pablo Pauly) a lu, sur l’ordinateur d’Agathe, l’ébauche de ce récit, il la fait inviter à une résidence d’écrivains qui se tient, en Angleterre, dans l'(imaginaire) Jane Austen Residency. Mais Agathe, touchée par le syndrome de l’imposteur, refuse. Ce n’est là que l’une de ces histoires qu’elle commence et ne finit pas.

"Jane Austen...": Félix (Pablo Pauly) et Agathe. DR

« Jane Austen… »: Félix (Pablo Pauly)
et Agathe. DR

Avec Jane Austen a gâché ma vie (France – 1h34. Dans les salles le 22 janvier), Laura Piani réalise son premier long-métrage après plus d’une décennie consacrée à des scénarios de drames, de polars, de thrillers pour le cinéma ou des séries pour la télévision. « J’ai une tendresse, dit la cinéaste, pour les fêlés, les inadaptés. Les doux, les sincères, les romantiques. Ceux qui ne trouvent pas leur place. Ceux qui préfèrent se raconter des histoires. Ceux qui n’arrivent pas à̀ tomber amoureux, à grandir,à faire leur deuil ou à prendre des risques. Tous ceux qui ont peur de souffrir…. » Elle nous entraîne donc dans l’aventure d’Agathe Robinson pour montrer comment les gens qui passent leur vie dans les livres peinent à vivre la réalité d’une histoire d’amour contemporaine mais aussi à écrire puisqu’ils ne lisent que des chefs d’œuvre.
De fait, la pauvre Agathe se sent comme Anne Elliot, le personnage de Jane Austen, vieille fille fanée consciencieusement passée à côté de son existence. De Jane Austen, Laura Piani dit apprécier les mots, le talent de conteuse, l’humour, l’aspect politique d’une œuvre qui posait des questions déjà très féministes pour l’époque comme le rapport des femmes au mariage et à l’indépendance.

"Jane Austen...": Agathe et Oliver (Charlie Anson). DR

« Jane Austen… »: Agathe
et Oliver (Charlie Anson). DR

La cinéaste remarque aussi que la romancière britannique, en donnant envie au lecteur, de savoir ce qu’il se passera après, distrayait ses lecteurs. Pour cela, sur grand écran, le genre de la comédie romantique convient bien. Laura Piani a clairement du goût pour les comédies anglaises des années 90 et elle cite d’ailleurs le nom de Mark Darcy, héros de Bridget Jones. Dans cette chorégraphie des corps et des sentiments, de l’hésitation amoureuse et des quiproquos, Agathe, grande guigue « empêchée » et mal à l’aise dans un monde qui va trop vite, va finir, dans sa résidence anglaise si cosy, par affronter ses peurs et ses doutes pour enfin réaliser son rêve d’écriture… et tomber amoureuse. Point de suspense ici mais l’envie de parler de la fragile délicatesse des sentiments.
Même si le film comporte quelques passages à vide, l’entreprise, soutenue par la chanson Je t’aime à l’italienne de Frederic François ou des pièces de Schubert, est sympathique. Camille Rutherford est drôle et pathétique à souhait avec son Agathe gracieuse, sensible et maladroite, emportée, lors d’un bal en costume d’époque, dans une valse sur Amour et printemps de Waldteufel.

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