Les désirs hivernaux de Soo-ha et les ultimes moments de Martha

"Hiver...": Yan Kerrand (Roschdy Zem) et Soo-ha (Bella Kim). DR

« Hiver… »: Yan Kerrand (Roschdy Zem)
et Soo-ha (Bella Kim). DR

COREE.- Ce matin-là, Soo-ha se réveille dans les bras de son petit ami. Dehors, il neige sur Sokcho, petite ville balnéaire de Corée du Sud. « Tu dors où, ce soir ? » interroge Jun-oh. Si ce dernier rêve d’une carrière de mannequin à Séoul, Soo-ha mène, comme tous les jours, sa petite vie routinière. Elle traverse le marché aux poissons où travaille sa mère et les commerçants la hèlent amicalement en lui donnant du « Salut Miss France ! ». Puis elle rejoint le Blue House, une modeste pension dans laquelle elle fait le ménage et la cuisine sous le regard bienveillant de M. Park, le propriétaire. Un jour, l’arrivée d’un Français, Yan Kerrand, va bouleverser la vie de Soo-ha. M. Park lui enjoint d’enfin utiliser la langue française qu’elle maîtrise bien mais qu’elle n’a pas l’occasion d’utiliser à Sokcho. Auteur réputé de romans graphiques, Kerrand n’est pas du genre bavard. Lorsque Soo-ha l’installe dans une chambre franchement minuscule de l’annexe de la pension, il lâche : « C’est intime ».
Tandis que la présence de Kerrand réveille en elle des questions sur sa propre identité et sur son père français dont elle ne sait presque rien, la jeune femme, que beaucoup surnomment « la grande », va, doucement tisser un lien fragile avec l’auteur français. A cet homme qui dit aimer les lieux très fréquentés… lorsqu’ils sont désertés, elle va montrer la DMZ, la zone démilitarisée qui marque la séparation entre les deux Corée puis les montagnes autour de Sokcho, lui désignant ici un dragon, là le dos d’une femme, ailleurs un poisson volant. Elle l’accompagne aussi chez un marchand de couleurs lorsque Kerrand a besoin de papier et d’encre pour ses travaux. Un jour, Soo-ha annonce à M. Park qu’elle va s’installer dans l’annexe. Par un petite fenêtre de sa chambrette, la jeune femme observe à la dérobé Kerrand à son plan de travail…

"Hiver...": dans Sokcho en hiver. DR

« Hiver… »: dans Sokcho en hiver. DR

Le cinéma coréen est décidément riche, beau, surprenant, captivant et surtout avec Hiver à Sokcho (France – 1h45. Dans les salles le 8 janvier) d’une infinie délicatesse doublée d’une puissante mélancolie. Sans coup férir, le spectateur s’immerge dans une atmosphère d’autant plus particulière, ici, qu’elle est constamment hivernale. De cet univers gris-bleu d’une cité de bord de mer engourdie par le froid, Koya Kamura fait le décor d’une brève rencontre, d’une aventure probablement amoureuse qui demeure toujours en suspens.
Après avoir travaillé à la télévision, chez MTV et Disney, Koya Kamura a tourné un premier court-métrage en 2018. Son bon accueil dans divers festivals lui a ouvert des portes et donné le courage de se lancer dans la réalisation. Il adapte, ici, le roman éponyme d’Elisa Shua Dusapin qui y questionnait ses origines françaises et coréennes. « Une des thématiques principales du film étant l’identité, dit le cinéaste, il pose la question : « qu’est-ce qui fait ce que l’on est ? ». Est-ce notre passeport, la langue que l’on parle, la culture dans laquelle on évolue, la nourriture que l’on mange, ce à quoi on ressemble, l’image que l’on renvoie ? »
Ce propos, le cinéaste (qui est franco-japonais) l’illustre à travers la représentation du corps. On remarque en effet combien l’ensemble des personnages coréens sont préoccupés par la question de la chirurgie esthétique, un phénomène très répandu en Corée qui symptomatise la pression qu’il y a sur l’apparence. Chez les proches de Soo-ha, cela devient même une rengaine qui montre qu’on ne laissera jamais « la grande » tranquille sur l’image qu’elle renvoie.

"Hiver...": Son-ha dans le miroir. DR

« Hiver… »: Son-ha dans le miroir. DR

Le rapport au corps comprend aussi la thématique de la nourriture. On mange beaucoup dans le cinéma coréen et notamment dans ce film où la mère de Soo-ha prépare le fameux fugu, ce poisson dont le foie, les intestins et la peau contiennent un poison très toxique tandis que Soo-ha ira jusqu’à cuisiner un bœuf bourguignon pour « séduire » Yan Kerrand. Vecteur de transmission, la nourriture est aussi une manière de se punir, ainsi, au soir du nouvel an, Soo-ha, désespérée, ira contre son appétit d’oiseau pour bâfrer jusqu’à l’écoeurement.
Au-delà des thématiques (dont le sacrifice de la mère) que traite ce film d’auteur dont la mise en scène semble convoquer des éléments du film de genre, il faut souligner sa beauté formelle. Elodie Tahtane, la directrice de la photo, a composé des plans souvent superbes. Ainsi cette séquence d’une folle sensualité où Soo-ha, nue, se passe sur la peau les pinceaux en poil de martre de Kerrand avant de dessiner, sur la buée de son miroir, les contours de son visage… De la même manière, le film est ponctué d’interludes d’animation, tantôt abstraits, tantôt figuratifs qui s’imposent comme des élans du subconscient de Soo-ha, son imaginaire et ses émotions.
Enfin Hiver à Sokcho est servi par la sobre interprétation de Roschdy Zem, impeccable Kerrand taiseux, discret, élégant et « torturé » dans sa quête artistique. A ses côtés, on découvre, dans un personnage en quête de… réunification, Bella Kim dans son premier rôle au cinéma. Née à proximité de Séoul, grandie pendant cinq ans à… Sokcho, l’interprète de Soo-ha est aujourd’hui mannequin à Paris et à l’étranger
Dépourvu de lourdeurs, imprégné d’humanité, tout cela est bien beau et bien émouvant !

"La chambre...": Ingrid (Julianne Moore) et Martha (Tilda Swinton). DR

« La chambre… »: Ingrid (Julianne Moore)
et Martha (Tilda Swinton). DR

FIN.- Dans la mythique librairie Rizzoli sur Broadway à New York, Ingrid, un romancière réputée, dédicace On Sudden Death, son dernier ouvrage dans lequel elle tente d’exorciser sa peur de la mort. Sortant de la longue file de fans, une lointaine amie vient la saluer et lui rapporte que Martha Hunt est très malade. Martha fut, il y a longtemps, l’une des amies les plus proches d’Ingrid avec laquelle elle travailla un temps dans un magazine new-yorkais avant que Martha n’entame une carrière au New York Times comme grand reporter couvrant toutes les zones de guerre à travers le monde.
Ingrid se précipite à l’hôpital où son amie est en soin pour un cancer du col de l’utérus en phase terminale. Au fil de rencontres régulières, les deux amies vont revenir sur ce qui faisait le sel de leurs existences, ainsi les folles nuits new-yorkaises des années 80 mais aussi évoquer le temps présent avec ce qu’il suppose de douleurs et de peurs, enfin la nécessité d’affronter la fin.
Un jour, alors qu’elle a pris la ferme décision de renoncer à ses lourds traitements et de ne pas retourner à l’hôpital, Martha propose à Ingrid d’aller s’installer dans une superbe maison nichée au milieu de la campagne près de Woodstock, à deux heures de route de Manhattan. Elle souhaite qu’Ingrid soit présente dans la chambre d’à côté lorsqu’elle mettra fin à ses jours en avalant une pilule d’euthanasie achetée illégalement sur le dark net. « Le cancer, dit Martha, ne peut pas me faucher si je me fauche avant ». D’abord rétive à l’idée, Ingrid accepte…
Premier long-métrage en anglais d’Almodovar après les deux « essais » que furent Strange Way of Life (2023) et surtout l’étonnant La voix humaine (2020) tiré de l’oeuvre de Cocteau, déjà interprété par Tilda Swinton, La chambre d’à côté (Espagne – 1h47. Dans les salles le 8 janvier) est un mélodrame qu’on attendait comme on attend, depuis maintenant longtemps, tous les films du maître de la movida madrilène. D’ailleurs la Mostra de Venise l’a récompensé de son Lion d’or.

"La chambre...": quand la neige rose tombe sur Manhattan. DR

« La chambre… »: quand la neige rose
tombe sur Manhattan. DR

Almodovar adapte ici le roman Quel est donc ton tourment de l’écrivaine américaine Sigrid Nunez pour observer au plus près une vieille amitié mise à l’épreuve de la mort. A travers de longues conversations, Martha et Ingrid vont faire un dernier bout de chemin ensemble, se révoltant de voir le cancer présenté comme une lutte entre le bien et le mal. « Si on guérit, on est un héros, observe Martha. Sinon, on ne s’est pas assez battu. » Et ces instants d’échange, où les comédiennes sont volontiers filmées en très gros plan, sont d’une remarquable intensité. D’autant que la diaphane Tilda Swinton comme Julianne Moore en amie désespérément troublée et complètement à l’écoute sont parfaites d’émotion.
Mais pourquoi, ne suis-je pas entré pleinement dans cette chronique intime ? Peut-être parce qu’Almodovar semble avoir oublié, ici, sa verve cinématographique. Soudain sa signature colorée paraît plaquée ici et là avec des à-plats soudain plus vraiment indispensables.
La succession de flash-back n’arrange pas, loin s’en faut, les choses en nous éloignant de l’essentiel, en l’occurrence ces questionnements de Martha lorsqu’elle se sent « réduite à la portion congrue d’elle-même », qu’elle constate qu’« on n’est plus maître de soi lorsqu’on souffre » et qu’elle affirme penser mériter une mort digne et tranquille.

"La chambre...": Damian (John Turturro) et Ingrid. DR

« La chambre… »: Damian (John Turturro)
et Ingrid. DR

Parce que, dans ces retours en arrière, il est question des relations difficiles de Martha avec sa fille, d’un père revenu fracassé du Vietnam (ah, la séquence lynchienne de l’incendie de la maison dans le Montana), des souvenirs de guerre à Bagdad où Martha rencontra deux frères carmes homosexuels professant que « le sexe est le meilleur rempart contre la peur de la mort » ou encore la rencontre avec un militant écologiste (John Turturro). Et que dire des séquences finales au commissariat ou du retour de la fille adulte de Martha…
Tout cela est quand même assez pesant. Même si on peut se rabattre sur des images fulgurantes comme ce plan des deux profils d’Ingrid et Martha allongées ou les images de la neige rose tombant sur New York. Au passage, Almodovar (qui a déjà évoqué Dora Carrington, Rossellini et Voyage en Italie, Faulkner, Hemingway et Buster Keaton) peut citer, à travers Martha, James Joyce et les derniers mots de Gens de Dublin : «  Son âme lentement s’évanouit comme il entendait la neige tomber délicatement sur l’univers et délicatement tomber, comme au jour du Jugement dernier, sur tous les vivants et les morts. »

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