Une fillette dans la neige polonaise
Il était une fois, dans un grand bois, par un froid glacial, un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne… D’emblée, le narrateur nous interpelle. Non, il ne s’agit pas du Petit Poucet. D’ailleurs qui pourrait croire à ce conte car aucun parent n’abandonne ses enfants quand il n’y a plus de quoi manger !
Mais alors, pourquoi abandonne-t-on un enfant ? Parfois, justement, parce qu’on les aime. C’est tout! Voilà ce que nous dit La plus précieuse des marchandises.
En janvier 2019, paraît aux éditions du Seuil, dans la collection La librairie du XXIe siècle, La plus précieuse des marchandises, un conte écrit par Jean-Claude Grumberg, connu comme écrivain, dramaturge (L’Atelier en 1979) et scénariste de cinéma (il co-écrit avec Truffaut Le dernier métro en 1980). Début novembre, ce conte est sorti dans une édition grand format accompagnée de dessins préparatoires originaux de Michel Hazavanicius. En s’appuyant sur l’oeuvre de Grumberg, le cinéaste de 57 ans signe donc un superbe drame d’animation qui nous emporte dans les vastes étendues couvertes de neige de Pologne régulièrement traversées par de longs et sinistres convois ferroviaires.
Michel Hazanavicius est loin d’être un inconnu sur la planète cinéma. Il obtient la reconnaissance critique et populaire avec le diptyque OSS 117 quand lequel il met en scène le personnage inventé par Jean Bruce. Jean Dujardin y est épatant en agent secret très bas du front dans OSS 117 : Le Claire, nid d’espions (2006) et OSS 117 : Rio ne répond plus (2009). Hazavanicius va frapper encore plus fort avec The Artist (2011) toujours avec Dujardin en star hollywoodienne du cinéma muet confronté au parlant qui le rend désuet. Le film est couvert de multiples récompenses dont cinq Oscars en 2012.
On n’attendait pas Michel Hazavanicius du côté de La plus précieuse des marchandises d’autant que son dernier opus, en 2022, était Coupez !, une comédie de… zombies complètement déjantée. Sans doute, faut-il chercher une explication dans les propos tenus récemment sur France Inter par le metteur en scène disant qu’il n’avait longtemps eu cure de sa judéité mais qu’avec les temps qui courent, il se sentait Juif et dans la nécessité de s’affirmer tel.
« Je m’étais promis de ne jamais faire un film sur la Shoah, dit d’ailleurs le réalisateur. Ma famille vient de cette histoire, je n’avais pas envie de me lancer dans un travail pédagogique, un film obsédé par le devoir de mémoire. Mais le conte m’a profondément touché, et j’ai pensé que cela pouvait être une manière nouvelle d’aborder le sujet. »
Nous voilà donc plongés dans la Pologne rurale durant la Seconde Guerre mondiale au côté d’un couple misérable. Chaque jour, la pauvre bûcheronne va dans les bois faire des fagots et chercher à manger. Au loin, passent les trains. La femme pense que les wagons sont remplis de marchandises et que, peut-être, la providence fera tomber un colis.
Mais c’est sur une toute autre marchandise que la pauvre bûcheronne va mettre la main. Tandis qu’elle avance dans la neige, elle entend des cris de bébé. Pleine de bonheur, elle ramène le nourrisson chez elle. Mais le pauvre bûcheron ne l’entend pas de cette oreille. Lui qui marche régulièrement, sa hache sur l’épaule, le long de la voie ferrée, sait que ces sinistres convois de la mort emportent les Juifs vers l’enfer des camps.
Enveloppé dans un talit, le châle de prière des Juifs, le bébé est donc un « sans coeur » issu de la « race maudite », selon l’expression des nazis. De fait, en chemin vers Auschwitz, un père de famille a craqué. Sa femme tenait, dans ses bras, ses deux enfants. L’homme a saisi la fillette et, à travers les barreaux du wagon, l’a lancé dans la neige, lui offrant une hypothétique survie.
Entre la pauvre bûcheronne et le pauvre bûcheron, les relations sont désormais glaciales. La femme dort dans la grange avec le bébé. Lui rumine et enrage. Mais, petit à petit, la magie de l’enfance innocente opère et le pauvre bûcheron se laissera emporter aussi par un bel amour pour sa « petite marchandise», scandant dans sa tête « Les sans coeur ont un coeur ». Pourtant, tandis que la pauvre bûcheronne obtient de l’aide et… du lait de chèvre, d’un vieux soldat à la gueule cassée, bien des épreuves attendent encore cette famille…
D’abord nourri par les premiers Disney comme Dumbo ou Pinocchio, le cinéaste, qui a dessiné lui-même son film, s’est ensuite tourné vers la peinture française du 19e siècle avant d’opter pour un style velouté proche des estampes japonaises. Viendront aussi les masques figés -digne du Cri de Munch- hurlant une muette agonie.
Cependant, en donnant longtemps la prime, dans son récit, à ces Justes que sont le couple de bûcherons attachés à sauver coûte que coûte la fillette, Hazanavicius va aborder, quasiment par la suggestion, l’horreur des camps. En cela La plus précieuse des marchandises s’inscrit dans la lignée de ces deux grands films sur la Shoah que sont Le fils de Saul (2015) de Laszlo Nemes et La zone d’interêt (2023) de Jonathan Glazer. Le film se passe alors de dialogues, laissant opérer Schluf mayn feygele, une berceuse yiddish…
Porté par la belle voix de Jean-Louis Trintignant, dans son ultime apparition vocale au grand écran (accompagné par Dominique Blanc, Gregory Gabedois et Denis Podalydès), La plus précieuse des marchandises parle, au-delà de l’horreur de la déportation, de solidarité, d’entraide et résistance. « Dans n’importe quelle circonstance, dit encore le cinéaste, on peut faire le choix de la dignité et de l’humanité. »
Rien de tout ça n’est arrivé, dit in fine le narrateur. Comme n’ont pas existé les trains, les cris, les pleurs, la douleur, la nuit, le brouillard, le feu, les cendres, la sauvagerie industrielle… Ce qui importe, c’est l’amour. Tout le reste est silence.
Alors, quand au générique de fin, s’élève les accents presque enjoués de Chiribom Chiribom, chant traditionnel juif, on reste longtemps dans son fauteuil, pris par la puissante beauté des images, bouleversé par son implacable propos.
LA PLUS PRECIEUSE DES MARCHANDISES Animation/Drame historique (France – 1h21) de Michel Hazanavicius avec les voix de Jean-Louis Trintignant, Dominique Blanc, Denis Podalydès, Grégory Gadebois. Dans les salles le 20 novembre.