Cendrillon et le sale gosse russe
« Trinquons à nos accents pourris ! » Il a 21 ans, elle en a 23. Lui est un gamin pourri gâté, fils d’un oligarque russe. Elle est danseuse érotique dans un club de Manhattan nommé Headquarters. C’est là qu’Ani et Ivan se rencontrent. Lui fait constamment la bringue avec ses copains. Elle bosse en aguichant les clients pour les entraîner, selon leurs moyens, dans des cabines privées ou des salons VIP. Ne reste alors à Ani qu’à se trémousser, quasiment nue, sur des hommes qui ont le droit de poser leurs mains sur ses fesses mais pas plus… Ivan a bien envie de jouer aussi à ces jeux-là mais il voudrait d’une strip-teaseuse parlant la langue de Tolstoï. C’est le cas d’Ani. En riant, tous les deux se parlent en russe. La magie opère, Ivan surnommé Vanya tombe sous le charme de cette Cendrillon touchante mais vénale qui vit, modestement, à Brighton Beach le quartier russophone de Brooklyn.
Lors du dernier Festival de Cannes, beaucoup tablaient sur une Palme d’or pour Les graines du figuier sauvage tant le film du cinéaste iranien Mohammad Rasoulof était d’une magnifique puissance dramatique en évoquant, aux heures du mouvement Femme, Vie, Liberté, le sort de Rezvan et Sana, deux jeunes habitantes de Téhéran dont la simple envie est d’abandonner le foulard et mettre du vernis de couleur sur leurs ongles…
Ici même aussi, on aurait bien vu une Palme pour Les graines… auquel le jury cannois accorda son prix spécial, Greta Gerwig, la présidente, couronnant Anora, le huitième long-métrage de Sean Baker. Le cinéaste américain n’est pas un inconnu sur la Croisette puisque ses deux précédents films avaient figuré dans la Quinzaine des réalisateurs 2017 (The Florida Project) et la compétition officielle 2021 (Red Rocket). Avec sa Palme, Baker ramène donc le trophée en Amérique pas moins de treize ans après The Tree of Life de Terrence Malick.
Mais surtout, Sean Baker signe une Palme qui s’apparente à une… comédie, genre qui n’est pas, et de loin, le plus primé à Cannes ! Anora va ainsi devenir une variation assez singulière sur le mythe de Cendrillon, emblématique du cinéma de Sean Baker.
Conte ancien, que Charles Perrault ou les frères Grimm rendirent célèbre, peut en effet, dans le cadre d’une analyse psychanalytique et dans une optique plus spécifiquement sexualisante, poser deux images fondamentales de la femme tout en essayant de les concilier : l’idéal féminin, sublimé, qui attire tous les regards et l’image de la femme simple, sauvage et farouche après minuit.
Grand ado dissolu, flambeur et immature, Vanya va se piquer au jeu. Ani est d’abord un épatant jouet érotique et le gamin l’embauche pour plusieurs rencontres sexuelles. Mieux, il s’attache à la jeune femme et lui offre 15 000 dollars pour qu’elle passe une semaine avec lui. L’occasion d’un voyage à Las Vegas fera le reste. Vanya demande sa main à Ani qui n’en croit pas un mot. D’ailleurs, comme rétribution, elle réclame une bague de cinq carats. Qu’à cela ne tienne ! Une petite chapelle blanche fait l’affaire. Et voilà la petite escort devenue Madame Zakharov. Les réseaux sociaux russes s’emparent de la nouvelle. Galina et Nikolai, les parents d’Ivan, s’alarment. Leur fils marié avec une prostituée !
Soudain, alors qu’Anora semblait raconter une (improbable) histoire d’amour, le film bifurque. Les parents Zakharov ont donné des ordres. Toros, Garnick et Igor sont chargés de récupérer Ivan et de mettre immédiatement en œuvre une procédure d’annulation du mariage. Commence alors une course-poursuite trépidante, drôle et sombre à la fois. Alors que le trio de gopniks investit le somptueux manoir dans lequel vivent Ani et Ivan, ce dernier réussit à prendre la fuite. Voilà Ani séquestrée, baillonnée mais toujours capable de hurler comme une furie et de distribuer des horions. A travers les rues de Brighton Beach, Coney Island, ou Manhattan, entre salle de billards et restaurants, la nuit va être longue pour Toros, par ailleurs prêtre orthodoxe !, et ses deux nervis arméniens.
Même s’il y a quelques longueurs et si Baker est parfois complaisant avec les scènes de sexe, Anora est une œuvre frénétique, qui fonce dans le tas (on pense parfois à des personnages des frères Coen) et Sean Baker, qui a souvent filmé l’Amérique des marges, réussit brillamment à montrer le côté moyennement flatteur du rêve américain en pleine dégringolade.
Si Anora séduit, c’est aussi à cause de l’épatante performance de Mikey Madison qui fait de son Ani un personnage savoureux, déglingué et pathétique. La comédienne, aperçue dans Once Upon a Time… in Hollywood (2019) et vue dans Scream (2022), dit : « Je souhaitais l’incarner comme une jeune femme qui ne se connaît pas très bien, ce qui, à certains égards, est une forme de protection. »
L’acteur russe Mark Eydelshteyn campe joliment un jeune type richissime et en pleine débauche. Rien ne l’intéresse jusqu’à ce qu’il rencontre Ani. Alors la vie lui semble plus belle même si elle va devenir franchement compliquée.
Et puis il y Karren Karagulian (vieil ami de Sean Baker et à l’origine du projet) qui incarne Toros, Vache Tovmasyan (Garnick) et Yura Borisov, le taiseux Igor, tous les trois sont de vrais pieds nickelés embarqués dans une grosse galère avec une tapineuse paumée.
Sean Baker nous amuse d’abord avec une love story sur fond de lap dance puis avec une odyssée burlesque qui s’achève sur un éclat de rire russe (et si Ivan avait fait tout cela pour provoquer sa mère?), Anora se termine de manière bigrement mélancolique. Non, décidément non, Ani-Cendrillon n’a pas fini d’en baver…
ANORA Comédie dramatique (USA – 2h18) de Sean Baker avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan, Aleksey Serebryakov, Darya Ekemasova. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 30 octobre.