Ses amours, ses emmerdes, ses chansons, son film
Deux tziganes, sans répit, grattent leurs guitares
Ranimant du fond des nuits toute ma mémoire
Sans savoir que roule en moi un flot de détresse
Font renaître sous leurs doigts ma folle jeunesse
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Jouez tziganes, jouez pour moi avec vos deux flammes
Afin de couvrir la voix qui dit à mon âme
Où as-tu mal? Pourquoi as-tu mal, ah?
T’as mal à la tête mais
Bois un peu moins aujourd’hui
Tu boiras plus demain
Et encore plus après demain
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Je veux rire, je veux chanter
Et saouler ma peine
Pour oublier le passé qu’avec moi je traîne
Allez, apportez-moi du vin fort
Car le vin délivre
Oh, versez, versez m’en encore
Pour que je m’enivre
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Deux guitares en ma pensée jettent un trouble immense
M’expliquant la vanité de notre existence
Que vivons nous ? Pourquoi vivons nous ?
Quelle est la raison d’être ?
Tu es vivant aujourd’hui, tu seras mort demain
Et encore plus après demain
La la la ekh
Enê is chê, is chê, is chê mênaga mênaga mênaga eh
Enê is chê raz, chê mênaga mênaga raz
Quand je serais ivre mort
Faible et lamentable
Et que vous verrez mon corps rouler sous la table, alors
Alors vous pourrez cesser vos chants qui résonnent
Mais en attendant, jouez
Jouez j’ordonne
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Ah, il en a pris pour son compte, le jeune Charles Aznavour ! Rastaquouère, nabot, Juif, infirme à la voix cassée et nasillarde. Un journaliste écrit : « Les Arméniens sont bons pour compter les sous. M. Aznavour devrait se lancer dans la comptabilité… » Face à ces critiques qui tiennent clairement de l’insulte, le chanteur fait le dos rond, convaincu qu’il aura un jour son nom en haut de l’affiche mais aussi que, seul, un travail acharné lui permettra de percer et de concrétiser son rêve.
« Lorsque vous vous intéressez au parcours de Charles Aznavour, remarque Grand Corps Malade, vous ne pouvez que faire le constat de cette volonté hors norme (…) Charles était fils d’apatrides, a connu la pauvreté, était petit de taille et avait la voix voilée, et malgré ces handicaps, il est rentré dans l’histoire de la chanson française. Il a su défoncer les portes fermées, ne pas tenir compte des critiques peu amènes à son égard, des propos racistes dont il était l’objet – on n’a pas idée des qualificatifs qui lui ont été adressés dans la presse, c’était très violent ! Même ses sourcils ont été moqués ! »
Ce sont les pages d’un livre d’histoire(s) que tournent Medhi Idir et Grand Corps Malade. Le livre de la vie de Charles Aznavour (1924-2018) dont les chapitres portent les titres de chansons de légende comme Je m’y voyais déjà, La bohème ou Emmenez-moi. Autant dire que les fans du chanteur s’y retrouveront sans peine. Et que d’aucuns fredonneront probablement en douce dans la salle obscure.
Tout commence pendant la guerre lorsque la famille Aznavourian peine à joindre les deux bouts, sans perdre pour autant une joie de vivre profondément ancrée dans l’âme de Micha, le père, de Knar la mère ou d’Aïda, la grande sœur qui couve le petit Charles. La seconde doute toujours, le premier, artiste jovial et haut en couleurs est persuadé qu’ils s’en tireront toujours, au motif de « regarde d’où nous venons… » Charles, lui, a les yeux ronds quand il voit les siens danser jusqu’à l’étourdissement. Parce qu’il sait prendre l’accent… africain, les portes du spectacle s’ouvriront très tôt pour lui. Mais la route sera longue et les épreuves multiples.
Les premières séquences de Monsieur Aznavour mixent ces scènes de liesse familiale, de fête permanente où la joie doit damer le pion à la misère et les images d’archives du dramatique exil arménien, une origine qui hantera toujours le chanteur et fera de lui un militant actif de cette cause. Le film évoque aussi les Aznavour cachant, sous l’Occupation, dans leur appartement parisien, des Juifs et des Arméniens dont les résistants communistes Mélinée et Missak Manouchian, l’un des héros de la tristement fameuse Affiche rouge…
Puis, le film s’attache à montrer combien, porté par sa passion et élevé par ses parents dans une atmosphère de musique et de théâtre, Charles Aznavour ne cessera de se battre. Les deux cinéastes mettent largement en avant sa ténacité. Quitte à douter de lui et à se demander s’il ne s’est pas vu trop grand, Aznavour bosse et bosse encore. Il écrit des textes de chansons, travaille au piano et s’étonne même qu’écrire lui soit si facile. « À partir du moment où Charles découvre l’écriture, observent les cinéastes, une bascule opère. Il est comme un super-héros qui prend conscience de son pouvoir. Dès lors, il est tellement immergé dans son monde qu’il en oublie son entourage… »
Dans cette quête obstinée qui passe par une vraie solitude, va aussi se poser la question de l’attention portée à sa famille, qu’il a souvent négligée au profit de son art. Pour Aznavour, pas de doute cette fois, il est convaincu de ce qui est prioritaire dans son existence.
Ce sera ainsi le duo vocal qu’il formera, de 1942 à 1949, avec Pierre Roche, pianiste, compositeur et directeur du Club de la chanson que le film ramène justement dans la lumière. Viendra ensuite la parenthèse enchantée avec Edith Piaf qui prendra sous son aile un gaillard qu’elle surnomme « mon petit génie con » et auquel elle prodiguera (après l’avoir poussé à se faire refaire le nez) de précieux conseils avant qu’Aznavour décide de voler de ses propres ailes, toujours persuadé « qu’il n’y a que le travail qui paye ».
Peut-être parce qu’on aime les chansons d’Aznavour, on entre avec une confondante facilité dans ce film qui repose, avec un beau travail sur les atmosphères et les couleurs, sur une aventure exceptionnelle. Dans le milieu de la chanson, peu d’artistes ont réussi à percer et à convaincre sans coup férir. Mais on a, ici, le sentiment que les obstacles ont été encore plus nombreux sur le chemin d’Aznavour. Et l’émotion étreint le spectateur quand, ce soir de décembre 1960, le chanteur, après avoir interprété Je m’voyais déjà et son fameux complet bleu « qui était du dernier cri » devant « ce Tout-Paris « qui nous fait si peur », se tient derrière le rideau de l’Alhambra. Il est sûr que sa carrière est finie. On le pousse à aller saluer. Il revient dans la lumière. Le public l’applaudit à tout rompre. Aznavour est né.
Pour incarner le chanteur, Medhi Idir et Grand Corps Malade ont trouvé en Tahar Rahim un interprète époustouflant. Si le comédien a d’abord rigolé en apprenant qu’on pensait à lui pour Aznavour, il a réussi à se fondre dans le personnage sans jamais imiter le grand Charles mais en jouant la ressemblance sans tomber dans le masque. L’acteur, découvert dans Un prophète (2009) raconte : « J’ai pris des cours de danse pour les séquences qui en nécessitaient. Mais c’est surtout le chant qui m’a pris le plus de temps : entre six et huit heures par semaine pendant six mois, puis, pendant le tournage, je continuais à prendre des cours le soir. Même chose pour le piano, il m’a fallu répéter à outrance pour parvenir à être crédible. Car il n’était pas question que je sois doublé dans les séquences musicales! Ce sont donc mes mains que l’on voit jouer. Pour pouvoir tourner ces plans, et toutes les séquences de chant et de spectacles, je me suis retrouvé à travailler d’arrache-pied… comme Charles! Ce défi faisait partie de l’aventure de ce film. »
« Consultant de luxe du film », selon ses réalisateurs, Aznavour avait adoubé le projet, intéressé par la même approche qu’eux, en l’occurrence traiter principalement de son avant-succès, de ses années de galère, de sa période aux côtés d’Édith Piaf. « Charles aurait même souhaité que le récit s’achève là. Mais nous tenions à raconter aussi sa bascule vers le succès, sa décennie magique que furent les années 1960 où il écrivit ses grands tubes, afin que les spectateurs aient aussi le plaisir de les entendre. »
C’est chose faite dans ce Monsieur Aznavour où on apprécie les beaux portraits de Pierre Roche et Edith Piaf en remarquant aussi les silhouettes fugaces de Bécaud, Trenet ou Johnny Hallyday pour lequel Aznavour, sur une musique de Georges Garvarentz, écrivit Retiens la nuit.
Fils d’immigrés et d’apatrides, Aznavour est devenu l’un des symboles de la culture française, un « ambassadeur de la chanson française à travers le monde ». Un monument, en somme ! Que le film parvient, avec aisance, à nous rendre proche et humain
MONSIEUR AZNAVOUR Biopic musical (France – 2h13) de Mehdi Idir et Grand Corps Malade avec Tahar Rahim, Bastien Bouillon, Marie-Julie Baup, Camille Moutawakil, Hovnatan Avedikian, Ella Pellegrini, Petra Silander, Lionel Cecilui, Victor Meutelet. Dans les salles le 23 octobre.
Hier encore j’avais vingt ans
Je caressais le temps
Et jouais de la vie
Comme on joue de l’amour
Et je vivais la nuit
Sans compter sur mes jours
Qui fuyaient dans le temps
J’ai fait tant de projets qui sont restés en l’air
J’ai fondé tant d’espoirs qui se sont envolés
Que je reste perdu ne sachant où aller
Les yeux cherchant le ciel, mais le cœur mis en terre
Hier encore j’avais vingt ans
Je gaspillais le temps
En croyant l’arrêter
Et pour le retenir même le devancer
Je n’ai fait que courir
Et me suis essoufflé
Ignorant le passé conjuguant au futur
Je précédais de moi, toutes conversations
Et donnais mon avis que je voulais le bon
Pour critiquer le monde avec désinvolture
Hier encore j’avais vingt ans
Mais j’ai perdu mon temps
A faire des folies
Qui ne me laissent au fond
Rien de vraiment précis
Que quelques rides au front
Et la peur de l’ennui
Car mes amours sont mortes avant que d’exister
Mes amis sont partis et ne reviendront pas
Par ma faute j’ai fait le vide autour de moi
Et j’ai gâché ma vie et mes jeunes années
Du meilleur et du pire
En jetant le meilleur
J’ai figé mes sourires
Et j’ai glacé mes pleurs
Où sont-ils à présent
A présent mes vingt ans ?