DE LA MYTHIQUE « METHODE » A L’ETRANGE FESTIVAL
HISTOIRE ET ESTHETIQUE.- Tout est né en Russie au début du 20e siècle, un soir où, à Moscou, un jeune acteur, Constantin Stanislavski, interpréta son rôle avec une telle intensité qu’il fut rapidement paniqué à l’idée de ne pouvoir reproduire cette qualité de jeu lors de la représentation suivante. C’est alors qu’il se mit à réfléchir à une série de moyens qui permettraient au comédien de rester dans un esprit de créativité permanente et ainsi d’être constamment inspiré sur scène… Les germes de l’Actors Sudio étaient plantés.
Qu’évoque encore aujourd’hui l’Actors Studio, ce laboratoire pour comédiens créé par Elia Kazan, Robert Lewis et Cheryl Crawford en 1947 à New York, à partir de celui conçu par l’acteur, metteur en scène et pédagogue russe ? Qui en est réellement issu ? À quoi correspond exactement la mythique « Méthode », qui a généré une véritable révolution esthétique au sein du théâtre américain, puis de Hollywood, et produit leurs meilleurs représentants pendant plus de six décennies ?
Dans la préface de cette somme monumentale à nulle autre pareille, qu’est Actors Studio sous-titré Histoire et esthétique d’une méthode, de Broadway à Hollywood, Michel Ciment constate : « Cet ouvrage évoque ainsi cinquante ans d’arts du spectacle en Amérique, au théâtre et au cinéma, depuis les débuts du Group Theatre dans les années trente et son travail collectif où déjà s’élaborait un nouveau style d’interprétation, en passant par la fondation de l’Actors Studio en 1947 par Cheryl Crawford, Elia Kazan et Robert Lewis, jusqu’à son expansion sous la férule souvent autocratique de Lee Strasberg. Ne sont pas négligés non plus les ateliers de formation comme ceux de Stella Adler et Sanford Meisner, nourris eux aussi des mêmes théories du jeu mais offrant des variantes sous leur égide. »
Voici donc une impressionnante et passionnante plongée dans l’univers de la mythique école d’acteurs et d’actrices, un ouvrage à la fois savant et plaisant à lire, conçu par quatre spécialistes français du sujet. Le quatuor détaille ainsi la manière dont les plus grands interprètes des Fifties, Marlon Brando, Eva Marie Saint, Montgomery Clift, Marilyn Monroe, James Dean, Lee Remick, de même que celles et ceux des Seventies, Dustin Hoffman, Jane Fonda, Robert De Niro, Faye Dunaway, Al Pacino, Meryl Streep, sans omettre un « forcené » comme Daniel Day-Lewis plus récemment, ont pratiqué ce style de jeu.
Entre l’histoire du studio et un dictionnaire, ce pavé qui ressemble à une bible, propose d’abord une suite de chapitres synthétiques qui explorent les fondements historiques et théoriques d’une tradition de jeu et d’un « courant actoral », dont les critères stylistiques singuliers ont concouru à l’édification d’une véritable mythologie autour de l’Actors Studio, lieu aujourd’hui toujours légendaire, où divers types d’enseignement furent dispensés par des passeurs en leur temps vénérés, comme Lee Strasberg, Stella Adler ou Sanford Meisner.
Dans la seconde partie, de Carroll Baker à Burt Young, un dictionnaire monographique analyse la carrière, la persona et le style de jeu des principaux représentants du « Method acting » aux États-Unis des années trente jusqu’au début des années quatre-vingt, fin de l’âge d’or de l’Actors Studio.
Quant à Michel Cieutat, il observait, dans La direction d’acteur au cinéma (Etudes théâtrales, juin 2015), que les acteurs américains populaires d’aujourd’hui n’ont pas fait leurs classes à l’Actors Studio. « Richard Gere, Brad Pitt, Johnny Depp, George Clooney, Jodie Foster, Julia Roberts ou Winona Ryder nous ont à ce jour offert des interprétations impressionnantes qu’ils ont puisées en eux-mêmes, sans jamais pratiquer la série des exercices requis par la célèbre école. Mais, sans en être forcément conscients, ils en ont assimilé l’héritage culturel. Qu’ils le veuillent ou non, ils ont été amenés à dépasser le stade de qualité de jeu – codifié ou spontané – des anciens d’Hollywood, les Spencer Tracy, James Stewart, Henry Fonda, Joan Crawford, Katharine Hepburn, Barbara Stanwyck, pour rejoindre, en authenticité et en intériorité, les prestations plus travaillées des élèves de Lee Strasberg, Stella Adler ou Elia Kazan… Ce défi devenu ordinaire, des réalisateurs comme Martin Scorsese, Brian De Palma ou Steven Soderbergh en ont fait leur quotidien : c’est ce qui les conduit à diriger leurs interprètes dans cette voie naturaliste, vériste, sans être eux-mêmes passés entre les mains des moderators new-yorkais ou de la côte Ouest. À croire que la Méthode est au comédien américain d’aujourd’hui ce que la prose est à Monsieur Jourdain. »
ACTORS STUDIO. Michel Cieutat, Christophe Damour, Jacques Demange, Christian Viviani. Carlotta Films. 590 pages. 59 euros. En librairie depuis le 7 novembre 2023.
FAMILLE.- En activité depuis le milieu des années 1960, Lamberto Bava a d’abord été assistant sur les films de son père, le grand Mario Bava, puis sur ceux d’autres cinéastes, de Dario Argento à Ruggero Deodato, pour finalement passer à la réalisation en 1980, avec Macabro. Le diptyque constitué de Démons 1 et Démons 2, classiques instantanés de l’horreur à l’italienne, lui a permis d’affirmer un style personnel et d’être reconnu par les amateurs d’horreur tout autour du monde.
Lamberto Bava, cinéaste italien, représente la troisième génération d’une famille de cinéma qui, jusqu’à présent, en compte quatre. Fort d’une riche carrière de plus d’un demi-siècle, depuis quelques années auteur d’ouvrages de science-fiction et d’horreur en Italie, il est un cinéaste complet et proche de son public.
Cette proximité a permis aux auteurs de le rencontrer à plusieurs reprises et d’échanger largement avec lui. Abordant les différents genres dans lesquels il a œuvré jusqu’à maintenant, Lamberto Bava se livre en toute simplicité. Le cinéaste, aujourd’hui âgé de 80 ans, remarque : « Peut-être qu’à 80 ans, si tu n’as pas eu des maladies qui t’ont diminué et si tu as acquis une certaine conscience de réalisateur, tu es un monstre. Sur le plateau de mon film qui n’est jamais sorti (Twins tourné entre 2018 et 2019), tout le monde m’a regardé comme un fou parce qu’ils voulaient rentrer chez eux le soir et moi, j’étais là en train de filmer. Comme quoi , au bout de douze heures, c’est une question d’idées, de création, d’adrénaline, peu importe l’âge. »
La somme de ces entretiens dresse le portrait d’un homme pour qui le cinéma est avant tout une affaire de famille(s) et de technique. Un moyen aussi d’explorer la peur à travers des thèmes et motifs récurrents qui, tout au long de sa carrière, dessinent un cheminement rationnel construisant une œuvre cohérente et riche de nombreuses influences cinématographiques, littéraires et musicales. Tout récemment, Carlotta a édité un coffret regroupant Delirium et Body Puzzle.
Gérald Duchaussoy travaille au Festival de Cannes et à l’Institut Lumière. Romain Vandestichele est professeur d’anglais et passionné de cinéma et de musique. Ensemble, ils ont précédemment écrit Mario Bava, le magicien des couleurs, paru aux éditions Lobster Films.
LAMBERTO BAVA, CONTEUR-NE. Gérald Duchaussoy, Romain Vandestichele. Carlotta Films. 133 pages. 14,99 euros. En librairie depuis le 3 octobre 2024.
DECENNIE.- « Pour moi, observait Marin Karmitz dans Le Film français de 11 mars 1988, la création française ne peut être isolée de la situation de la société française. Cette société est indubitablement en crise. Pourquoi le cinéma ne le serait pas ? »
Producteur de films, Nicolas Brevière s’est plongé dans la décennie 1980, période foisonnante, passionnante, emblématique de l’évolution de l’industrie et du patrimoine artistique du cinéma français. Une période riche en bouleversements, dont les effets se font encore sentir de nos jours.
Si produire un film, c’est aussi l’aventure d’un homme ou d’une femme qui décide de matérialiser les rêves d’un autre dans un contexte économique et juridique étonnamment fluctuant et incertain, tout en s’inscrivant dans un univers culturel, une « mouvance » faite de convergences et de contradictions, comment produisait-on alors le cinéma français ? Quels risques prenait-on ? Pourquoi cela marchait (ou ne marchait pas) ? Qui et comment a-t-on produit des œuvres aussi indispensables que Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais (1980), L’homme blessé de Patrice Chéreau (1983), Les nuits de la pleine lune (1984) d’Éric Rohmer ou Sans toit ni loi d’Agnès Varda (1985) ?
« L’ouvrage de Nicolas Brevière, souligne Nathalie Coste Cerdan dans sa préface, propose une approche très personnelle d’une histoire du septième art : en resserrant d’abord la focale sur l’époque, à la fois si proche et déjà si lointaine, des « Golden Eighties », que certains jeunes lecteurs découvriront, mais que les plus anciens (…), ont en mémoire pour avoir, de près ou de loin, été des protagonistes de cet âge si particulier du cinéma. Le plaisir de la lecture aura ainsi, pour ces derniers, quelque chose de proustien, leur faisant revivre des séquences, des affaires, des moments, avec un jubilatoire pouvoir d’évocation.»
C’est à la suite de plusieurs années de recherches et de l’aventure humaine portée par de nombreux entretiens avec des producteurs de l’époque qu’est née l’idée de cet ouvrage sous-titré La guerre entre Louis de Funès et Marguerite Duras n’aura pas lieu. Un écrit retraçant, année après année et sur dix ans, tous les grands combats qui ont émaillé la décennie, et dont on ressent encore les secousses sismiques aujourd’hui. Un essai qui ne serait ni « théorique », ni un guide pratique sur la production de films, ni même une compilation d’anecdotes, mais plutôt un portrait vivant d’un certain âge d’or du cinéma français. Un panorama d’où émergent les questions qui ont défini notre cinéma d’aujourd’hui : son accompagnement politique, la concentration de l’exploitation cinématographique, la fragilité de la distribution indépendante, l’explosion des télévisions, le changement radical de la consommation d’images ; bref, des sujets d’une brûlante actualité à l’heure où notre système, que l’on décrit comme l’un des plus vertueux au monde, se voit une fois de plus assiégé par des dangers – de l’irruption des plateformes à l’intelligence artificielle – qui mettent en péril notre génie créatif.
GOLDEN EIGHTIES. Nicolas Brevière. Carlotta Films .747 pages. 49 euros. En librairie depuis le 15 octobre 2024.
MAESTRO.- Ecrivain, historien du cinéma, comédien, scénariste et réalisateur, Noël Simsolo, au-delà d’être un artiste complet, est un fervent cinéphile. On ne compte plus ses essais sur Clint Eastwood, Billy Wilder, Kenji Mizoguchi, Sacha Guitry, Alfred Hitchcock, Fritz Lang ou le film noir ou encore ses entretiens avec Bertrand Tavernier, Alexandre Astruc, Jean-Pierre Mocky ou Samuel Fuller.
A la fin des années 80, Simsolo rencontra le réalisateur de Il était une fois en Amérique. Une amitié de longue date se développa entre les deux hommes. Ces entretiens sont nés de cette amitié entre Sergio Leone et Noël Simsolo. Couvrant toute la vie et l’œuvre du cinéaste, depuis ses péplums au début des années 1960 jusqu’à Il était une fois en Amérique (1984), ils plongent le lecteur dans les coulisses de la fabrication des films et dévoilent les sources d’inspiration ainsi que les méthodes de travail du maître italien.
Simsolo ramène par exemple Leone au difficile tournage de Il était une fois la révolution et aux relations avec ses comédiens. Avec Rod Steiger, la tension est à son comble tandis qu’avec James Coburn, elles sont bien plus harmonieuses. Evoquant le jeu de Coburn, Leone note : « Je suis intervenu quand il essayait d’entrer en compétition avec Steiger. Je lui ai dit : « Moins tu en fais dans ce film, et plus tu y gagnes. Rod grimace. Il veut manger l’objectif. Si tu ne fais rien, c’est toi qui ramasses tout. » Il m’a fait un clin d’oeil. Il avait compris. »
L’ouvrage revient également sur les rapports de Leone avec ses acteurs (Clint Eastwood, Charles Bronson, Eli Wallach, Lee Van Cleef, Henry Fonda, Claudia Cardinale, Robert De Niro…) ou encore avec son compositeur fétiche Ennio Morricone.
Depuis sa première parution en 1987, Conversations avec Sergio Leone est devenu le livre de référence sur le grand cinéaste italien. Longtemps indisponible, il reparaît enrichi de nombreuses photographies, d’une nouvelle préface et d’entretiens inédits avec Leone.
CONVERSATIONS AVEC SERGIO LEONE. Noël Simsolo. Editions Capricci. 256 pages. 39 euros. En librairie depuis le 4 octobre 2024.
ZOETROPE.- Réalisateur d’Apocalypse Now et de la trilogie du Parrain, Francis Ford Coppola est l’un des grands rêveurs américains, et son rêve le plus magnifique est American Zoetrope, la société de production qu’il a fondée à San Francisco des années avant son succès gargantuesque, alors qu’il n’avait que trente ans. À travers l’utopie expérimentale et communautaire de Zoetrope, Coppola a tenté de réimaginer l’ensemble de l’activité cinématographique en ne craignant pas d’aller contre les canons d’Hollywood dans un combat digne de Don Quichotte. Aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, malgré de nombreux revers, le rêve du cinéaste visionnaire persiste, notamment dans la production de son film Megalopolis (actuellement sur les écrans), qui a nécessité des décennies de travail et qui est l’aboutissement de ses idéaux.
« Le chemin du paradis commence en enfer » écrivait Dante, un chemin que Coppola aura parcouru en long et en large, au gré d’infinis allers-retours, durant ses soixante années de carrière. Bénéficiant d’un accès total et sans précédent aux archives de Coppola, menant des centaines d’entretiens avec le cinéaste et ceux qui ont travaillé en étroite collaboration avec lui, Sam Wasson dresse, au-delà de la simple biographie, un portrait extraordinaire kaleïdoscopique en forme de quête d’un rêve.
En partant du tournage monumental et délirant d’Apocalypse Now, l’auteur remonte le temps et traverse les mythiques années soixante-dix qui virent Coppola accoucher de films majeurs comme Conversation secrète ou l’épopée vietnamienne en passant par les deux premiers volets du Parrain.
Auteur des best-sellers 5e Avenue, 5 heures du matin (qui évoque le tournage de Diamants sur canapé) et The Big Goodbye (sur le tournage de Chinatown), Sam Wasson revient avec un récit définitif et livre un Coppola, charmant, brillant, capable de voir la vie et l’art en termes de famille et de communauté, mais aussi en proie à l’agitation, à l’insouciance et au désir d’opérer perpétuellement aux extrêmes.
LE CHEMIN DU PARADIS – UNE EPOPEE DE FRANCIS FORD COPPOLA. Sam Wasson. Traduction d’Alexandre Prouvèze. Carlotta Films. 387 pages. 21,99 euros. En librairie depuis le 20 juin 2024.
SINGULARITE.- « Donnez-nous des films à la hauteur de nos tourments », disait Robert Desnos. Sans doute qu’avec L’Etrange festival, l’objectif est atteint. Créé à la fin du siècle dernier, alors que le cinéma dit de genre restait le « vilain petit canard » de l’exploitation en salle, cette manifestation cinéphilique et populaire est devenue au fil des ans, un incontournable éclaireur, redécouvrant des pans entiers de cinématographies complètement délaissées.
Vers le milieu des années 70, parut, sous la plume de l’historien new-yorkais Amos Vogel Le cinéma, art subversif (réédité chez Capricci en 2016), une « bible » qui a inspiré les concepteurs de L’Etrange festival dans une folle aventure relatée dans ce beau livre, vrai must pour les fans du cinéma !
En deux parties, la première consacrée au déroulement de l’histoire du festival parisien retracée méticuleusement par Julien Sévéon, l’un des meilleurs connaisseurs du cinéma de genre en France; l’autre en forme de continuum chronologique avec la liste des films et des événements programmés chaque année, le tout illustré de précieux témoignages et portraits croisés d’artistes et de personnalités soutenant le festival, ainsi Kenneth Anger par Agnès B., Shuji Terrayama par Bertrand Mandico ou Eloy de la Iglesia par Gaspar Noé…
Renforcé dans ses choix par l’adhésion d’un public avide de propositions insolites/originales, le Festival appliqua cette même volonté et exigence de singularité pour ses performances artistiques et créations musicales.
Autant de moments emblématiques dont certains ont même été référencés dans des romans (La possibilité d’une île de Michel Houellebecq, Nowhere d’Aryan Kaganof) et d’innombrables ouvrages biographiques (Sono Sion, l’exercice du chaos de Constant Voisin, Gouffres et cimes de Jean-Pierre Turmel, entre autres).
Alors que le rideau vient de tomber sur le premier quart de siècle, ce bel ouvrage très largement illustré (dessins, photos inédites et bien d’autres surprises graphiques) retrace les moments et évènements les plus forts mais aussi l’enthousiasme, voire la passion qui ont défini ces années de découvertes…
En près de 300 pages, ce « recueil de L’Étrange » révèle pour la première fois tout ce que vous avez voulu toujours savoir (et plus encore) sur la raison d’un tel succès et d’une telle reconnaissance.
30 ANS D’ETRANGE FESTIVAL. Livre collectif. Carlotta Films. 320 pages. 29,99 euros. En librairie depuis le 10 septembre 2024.