Michelle entre les champignons et les silences
Savoureux hasard du calendrier, l’Ozon nouveau sort au lendemain du passage, dans mon ciné-club du Palace à Mulhouse, du Roman d’un tricheur. En 1936, Sacha Guitry raconte l’aventure parfaitement immorale d’un jeune garçon qui échappe à la mort parce qu’il a volé six sous dans la caisse de l’épicerie familiale. A quoi survit-il ? A la mort de onze membres de sa famille, tous empoisonnés par des champignons vénéneux. Et le chenapan de soupirer : « De là à penser qu’ils étaient morts parce qu’ils étaient honnêtes ! »
La comparaison avec Quand vient l’automne s’arrête là. A une platée de champignons. Gageons cependant que le cinéaste, cinéphile comme il l’est, a probablement eu une pensée émue en écrivant le scénario de son 23e film. Scénario original qui s’appuie sur des souvenirs d’enfance en Bourgogne lorsqu’une de ses tantes avait organisé un repas de famille où elle avait cuisiné des champignons, qu’elle avait elle-même ramassés. Pendant la nuit, tout le monde avait été très malade, sauf elle, qui n’en avait pas mangé. « Cette histoire, dit Ozon, m’avait fasciné et je soupçonnais ma tante, si gentille et bienveillante, d’avoir voulu empoisonner toute la famille (ce qui était un peu mon désir profond) ! »
Est-il sain, à défaut d’être délicieux, de cuisiner des champignons ? En le faisant, n’a-t-on pas, plus ou moins consciemment, le désir de se débarrasser de quelqu’un ? François Ozon part de cette question pour créer l’épatant personnage de Michelle -pivot de Quand vient l’automne- qui, en apparence, a tout de la «mamie gâteau», mais qui pourrait être plus trouble que l’image qu’elle renvoie.
Ce jour de la Toussaint, Michelle attend la visite de sa fille Valérie qui doit venir lui rendre visite, dans son ravissant coin de la campagne bourguignonne, pour déposer son fils Lucas pour une semaine de vacances auprès de sa grand-mère. Celle-ci est partie, dans les bois, avec son amie Marie-Claude pour cueillir des champignons. « Et celui-là ? » « Ah non, il n’est pas bon, c’est une fausse girolle ! »
Quelques heures plus tard, Michelle a cuisiné les champignons et se réjouit d’accueillir sa fille et son petit-fils. Si Lucas est ravi de retrouver Michelle, les relations de Valérie avec sa mère sont beaucoup plus tendues. Las, l’assiette de champignons passe mal. Valérie est transportée à l’hôpital pour un lavage d’estomac. De retour, elle décide de quitter immédiatement la Bourgogne avec Lucas. « Je n’ai plus confiance en toi ! »
Marie-Claude lui dira : « Avec ta fille, tu as toujours tout faux ». Mais Michelle tempère : « Je n’ai jamais été la mère qu’elle aurait voulu avoir ».
Après Mon crime (2023), allègre divertissement policier dans le Paris des années trente autour d’une jeune actrice désargentée et de son avocate débutante embarquée dans un procès pour meurtre, François Ozon aère sa caméra avec un récit dont le côté provincial fait songer à Georges Simenon pour ses atmosphères confinées et à Claude Chabrol pour le portrait de personnages « ordinaires » dont la complexité ne cesse de surprendre.
Le cinéaste de Grâce à Dieu (2018) et Eté 85 (2020) plante son décor dans la Nièvre, du côté de Donzy et de Cosne-sur-Loire pour un drame bien servi par les lumières mordorées du chef opérateur Jérôme Alméras. Un paysage automnal apaisé et quasiment immobile qui va venir en rupture avec l’histoire de Michelle, avec les doutes qui s’installent puisque rien n’est totalement volontaire ou clair dans ses actes. Car, pour être placée sous le signe de la douceur et de la simplicité, la mise en scène ne cesse jamais de distiller une tension et un suspense sur les véritables enjeux des personnages, confrontés à des cas de conscience complexes, au-delà du bien et du mal.
Ceux qui suivent François Ozon depuis ses débuts (et Sitcom (1998), son premier « long ») savent que la famille occupe une place significative dans son œuvre et qu’elle recèle toujours d’enviables doses de poison. Quand vient l’automne lui permet d’approfondir la question en faisant, cette fois, la part belle à deux femmes âgées. « Le désir premier, dit Ozon, était avant tout de filmer des actrices d’un certain âge. De montrer la beauté des rides sur leur visage, faites du temps qui passe et de leur expérience de la vie. Je suis effaré de voir à quel point cela disparaît de plus en plus dans la société et sur les écrans. »
Véritable thriller avec ses fausses pistes (à chacun de se faire son opinion sur les motivations de Michelle), Quand vient l’automne questionne le temps qui passe, le vieillissement, les silences du quotidien, les brèves absences, les douleurs muettes et infligées, une forme de protection comme moyen de survie, le poids de l’héritage mais aussi l’amour intangible pour un petit-fils.
Magnifique quand, la gorge serrée par les rebuffades de sa fille, elle traverse, désabusée et perdue, son jardin potager, Michelle offre à Hélène Vincent, 81 ans, l’inoubliable Madame Le Quesnoy de La vie est un long fleuve tranquille (1988), l’un de ses plus beaux rôles au grand écran. Avec sa doudoune rose, Michelle partage une vraie amitié avec Marie-Claude, superbement incarnée par une Josiane Balasko dont la démarche, le corps, le visage dégagent une forte humanité.
Elles sont comme deux sœurs, dont l’une a visiblement plus souffert que l’autre. Marie-Claude n’a pas la force de Michelle. Ni son absence de morale. Elle ne sait pas s’arranger avec le réel, elle le prend en pleine face, le subit dans son corps, en tombe malade. Elle se sent responsable de son fils, qui a été en prison, elle culpabilise et s’interroge sur ce qu’elle a fait de mal en tant que mère. Alors que Michelle se console et s’en arrange plus facilement : « On a fait comme on a pu !»
A côté de ces deux remarquables comédiennes, on retrouve, avec plaisir, Ludivine Sagnier (Valérie) qui revient au cinéma d’Ozon plus de vingt ans après Swimming Pool (2003) et Sophie Guillemin, lumineuse en femme-flic. Et puis on découvre, à chaque apparition un peu plus, Pierre Lottin qui fit ses débuts dans le rôle de l’aîné de la saga des Tuche (2011-2025) et qui impressionne, ici, dans le rôle de Vincent, le fils de Marie-Claude qui vient de sortir de prison. Avec une énergie qui fait songer au Depardieu des jeunes années, Lottin campe brillamment un type ambigu, vulnérable et inquiétant dont on se dit qu’il peut vriller à tout moment.
L’automne, au cinéma, va être palpitant.
QUAND VIENT L’AUTOMNE Drame (France – 1h42) de François Ozon avec Hélène Vincent, Josiane Balasko, Ludivine Sagnier, Pierre Lottin, Garlan Erlos, Sophie Guillemin, Malik Zidi, Paul Beaurepaire, Sidiki Bakaba, Pierre Le Coz, Michel Masiero, Vincent Colombe, Marie-Laurence Tartas. Dans les salles le 2 octobre.