Dans les couloirs feutrés d’un palace de Hong Kong

Emmanuelle (Noémie Merlant) dans sa suite du Rosefield. DR

Emmanuelle (Noémie Merlant)
dans sa suite du Rosefield. DR

Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans… C’était en 1974 -une éternité donc- et Emmanuelle déboulait sur les écrans français. Sylvia Kristel, charmante bimbo batave, se lovait dans un fauteuil Peacock, affolait, avec ses seins nus, les jeunes spectateurs (les vieux, aussi) et bousculait la sexualité des Trente glorieuses. Le film, mis mollement en scène par Just Jaeckin, devint une solide success story. Lorsque le film, devenu un triomphe historique, est retiré de l’affiche en 1985, il aura été vu par 8 894 000 millions de spectateurs dans les salles de l’hexagone !
Il est douteux que l’Emmanuelle 2024 atteigne ce score. On le souhaite évidemment au distributeur Pathé mais on n’y croit pas vraiment. Aujourd’hui, les « audaces » sexuelles se trouvent dans les reels d’Instagram et tous les professionnels de la santé et de l’éducation déplorent l’addiction des plus jeunes aux images pornographiques disponibles à foison sur le net. Mais ceci est une autre histoire.
En route vers l’Asie, Emmanuelle est installée dans un avion de ligne, probablement en classe business. C’est la nuit. Les veilleuses de l’appareil diffusent une faible lumière. A l’hôtesse, Emmanuelle demande du baume à lèvres, « parce que l’air est sec ». Elle se lève ensuite, avance dans la coursive, entre dans les toilettes et y retrouve le passager avec lequel elle avait échangé un simple regard. L’homme lui fait l’amour en silence.
L’Emmanuelle d’Audrey Diwan (remarquée avec L’événement en 2021) rend ainsi hommage à son prédécesseur avec cette séquence emblématique qui précède son générique. Cela fait, la cinéaste embarque son personnage dans une aventure censément féministe, retenant qu’Emmanuelle Arsan, l’auteure du livre-support des deux films, avait écrit un récit à la première personne. « Son héroïne, dit la cinéaste, en est le sujet plus que l’objet. (…) Le premier parti pris qui m’a animé était de redonner à Emmanuelle cette puissance d’être sujet du récit. »

Zelda (Chacha Huang) tente de séduire Emmanuelle. DR

Zelda (Chacha Huang)
tente de séduire Emmanuelle. DR

L’Emmanuelle de Sylvia Kristel (1952-2012) était une jeune femme parfaitement oisive qui partait rejoindre à Bangkok un mari libertin. L’Emmanuelle d’aujourd’hui est une executive woman solitaire et sans états d’âme en route pour Hong Kong. Elle a pour mission de faire du « contrôle qualité » au coeur du Rosefield, un immense palace de luxe et, accessoirement, de débusquer la faute grave qui permettait au groupe hôtelier de « flinguer » Margot Parson, la manager de l’hôtel (Naomi Watts), devenue trop indépendante et trop chère.
Tout à son enquête, Emmanuelle sillonne longuement les couloirs feutrés, les coulisses de l’hôtel, ses suites, son restaurant, sa réception, sa piscine. A l’occasion, elle entreprend au bar un couple avec lequel elle consommera un trio charnel. Elle croise aussi Zelda, une étudiante qui cite volontiers Les hauts de Hurlevent mais exerce surtout ses talents d’escorte. Avec la frêle Asiatique, Emmanuelle cédera également à quelques caresses lesbiennes. Mais c’est essentiellement Kei Shinohara qui intrigue puis fascine la belle. Qui est ce type insaisissable, ce fantôme qui vit dans le palace, s’ingénie à échapper aux caméras de surveillance et n’occupe pas sa suite n°2701 ? Et pourquoi demeure-t-il insensible aux appels du pied de cette femme de tête qui passe pour raide, autoritaire, caustique et probablement en quête d’un plaisir perdu ?
Audrey Diwan, auquel son producteur a fait lire le livre d’Emmanuelle Arsan, confiait à un magazine hollywoodien : «  J’adore les histoires racontées à travers le corps. Avec L’Événement, j’ai passé ces dernières années à explorer l’idée de la douleur. Ensuite, je dirais « naturellement », j’ai eu envie d’explorer le plaisir. J’aimerais lui redonner ses lettres de noblesse, j’aime filmer le corps en le regardant de tout cœur mais sans provocation. Et je veux embrasser une grammaire propre à la notion d’érotisme. L’érotisme repose autant sur ce que l’on montre que sur ce que l’on cache. C’est de là que vient l’excitation. »

Emmanuelle troublée par Kei (Will Sharpe). DR

Emmanuelle troublée par Kei (Will Sharpe). DR

L’excitation, pourtant, n’est pas le mot qui caractérise le mieux la mise en scène d’Audrey Diwan. Son Emmanuelle, c’est de la belle ouvrage, du boulot élégant, avec une image léchée, une musique itou. Comme des pages de prestige dans un magazine de luxe. Mais pas une vieille édition de Play Boy ou Penthouse. Dans des clairs-obscurs dominés par le brun, la cinéaste filme à l’envi ce palace qui rythme, selon Margot Parson, l’existence de ses hôtes. Mais ce rythme est bien lent et surtout, il ne distille rien de lascif, d’impur, d’érotique pour tout dire. On se demande aussi à quoi rime le personnage de Sir John, créatif en yaourts ? Et pourquoi nous infliger cette tempête qui frappe Hong Kong, provoque une vaste panne d’électricité et oblige Emmanuelle à distribuer des bougies dans le restaurant de l’hôtel !
Si l’Emmanuelle de Sylvia Kristel semblait prendre du plaisir en s’envoyant en l’air sans se prendre la tête, l’Emmanuelle nouvelle est une grande cérébrale qui paraît quasiment se méfier de la gaudriole et du jeu de la bête à deux dos.
Noémie Merlant, dont le sex-appeal ne fait aucun doute comme en attestent aussi bien Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma ou Les Olympiades de Jacques Audiard, réussit, avec une belle maîtrise et une grâce distante sinon glaciale, à s’approprier un personnage si symbolique en tant qu’incarnation du plaisir libre et assumé.

Emmanuelle dans les rues d'Hong Kong. DR

Emmanuelle dans les rues d’Hong Kong. DR

D’ailleurs, in fine, Emmanuelle craque. Elle quitte le huis clos languide du palace pour s’aventurer, en fourreau grenat, dans une ville-monde qui enfin, de tripot clandestin en bar louche, suinte de sensualité. On a alors l’impression de retrouver l’atmosphère du Chunking Express (1994) de Wong Kar-wai. Pour appâter Kei, elle lui envoie quelques selfies hot de ses seins, de son ventre, de ses cuisses. Mais rien n’y fait. « J’ai épuisé mon désir » dit-il. Alors qu’un inconnu aborde Emmanuelle pour lui faire l’amour, Kei tiendra la chandelle en oeuvrant comme traducteur. « Dis-lui de mettre sa main entre mes cuisses… » Un sourire de ravissement aux lèvres, Emmanuelle jouira enfin. Pas nous.

EMMANUELLE Drame érotique (France – 1h45) d’Audrey Diwan avec Noémie Merlant, Will Sharpe, Naomi Watts, Chacha Huang, Jamie Campbell Bower, Anthony Wong, Harrison Arevalo, Bianca Lau. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 25 septembre.

 

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