Une famille iranienne dans le vent de « Femme Vie Liberté »
On dit souvent que, d’édition en édition, les jurys de Cannes ratent volontiers le film qui aurait « absolument » dû décrocher la Palme. Au moins au regard des critiques ou du public… On ne sait ce que vaut la Palme 2024 puisque nous n’avons pas encore vu Anora de Sean Baker attendu sur les écrans français pour la fin octobre.
Mais force est de remarquer que le prix spécial du jury accordé par la présidente Greta Gerwig à Mohammad Rasoulof est clairement un peu… juste ! Tout bonnement parce que Les graines du figuier sauvage est un immense moment de cinéma et également un formidable coup de projecteur sur la situation des femmes et plus généralement du peuple en Iran.
Une poignée de balles tombe, en gros plan, sur une table… Iman, robuste quinquagénaire barbu, ne sait pas encore que ces projectiles vont l’entraîner dans une spirale dont personne, ni lui, ni sa famille, ne se relèvera. Après avoir longtemps oeuvré comme un fonctionnaire discret et zélé, Iman vient en effet d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Une nomination qui va lui assurer un sérieux bien-être matériel pour les siens. L’un de ses collègues lui explique qu’il devra être exemplaire. Tout en écrivant sur un bout de papier « sur écoute ». Autant dire que l’atmosphère au tribunal n’est pas des plus sereines.
Comme désormais, Iman va occuper un poste de responsabilité et risquer de se retrouver en butte à ceux qu’il aura envoyé dans les geôles, on lui a confié une grosse arme de poing. Presque encombré par ce pistolet, il le range soigneusement tous les soirs dans un tiroir de sa chambre…
Alors qu’Iman vient juste de prendre son poste, un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Nous sommes en septembre 2022 et la jeune Mahsa Amini, 22 ans, arrêtée par la police des mœurs du régime iranien pour n’avoir pas porté « correctement » le voile, vient de mourir dans un commissariat. Malaise cardiaque, disent les autorités. Assassinat, disent un grand nombre de jeunes filles et de femmes, rejointes ensuite par des étudiants et des hommes, qui déclenchent un soulèvement spontané et sans précédent, faisant vaciller, au cri de Femme Vie Liberté, le pouvoir et l’entraînant à durcir encore plus la répression.
Dans la famille d’Iman, Rezvan et Sana, les deux filles, qui sont constamment sur leurs téléphones portables, soutiennent le mouvement avec virulence. Najmeh, leur mère, tente de ménager les deux camps. Iman, qui part à l’aube et revient tard le soir, est de plus en plus déconnecté des siens. Pire, ce fonctionnaire qui se pose des questions sur l’exercice de son métier, est confronté à l’absurdité du système (comment renvoyer devant les juges un homme accusé d’offense à Dieu sans même avoir lu son dossier?) mais il décide cependant de s’y conformer. Dépassé par l’ampleur des évènements, Iman bascule dans la paranoïa lorsque son arme de service disparait mystérieusement…
« Après Le Diable n’existe pas, mon précédent film (Ours d’Or à la Berlinale 2020, ndlr), dit le cinéaste, il m’a fallu quatre ans pour me lancer dans un nouveau projet. Au cours de ces années, j’ai écrit plusieurs scénarios, mais ce qui m’a finalement conduit vers Les Graines du figuier sauvage, c’est une nouvelle arrestation à l’été 2022. Cette fois, mon expérience en prison a été singulière car elle a coïncidé avec le début du mouvement « Femme, Vie, Liberté » en Iran. Je suivais, avec d’autres prisonniers politiques, les changements sociaux depuis l’intérieur de la prison. Alors que les manifestations prenaient une ampleur inattendue, nous étions stupéfaits par la portée des protestations et le courage des femmes. »
De retour à une liberté toute relative et persuadé que le mouvement des femmes en Iran finira par s’imposer, Rasoulof envisage de tourner un nouveau film pour soutenir cette cause. La préparation du film, le casting de comédiens volontaires pour participer à une aventure risquée, la composition de l’équipe technique, tout devient problème. Et pourtant, alors qu’il avait le sentiment, chaque jour, de devoir définitivement interrompre son travail, Mohammad Rasoulof finira Les graines… tout en constatant que « la portée de la répression et de la censure s’est élargie à toutes les formes d’art. C’est d’une violence inouïe. »
Plutôt qu’un brûlot politique, Les graines du figuier sauvage a la beauté d’une véritable chronique familiale. Dans un appartement plutôt cossu, même si les filles partagent la même chambre, le cinéaste observe un huis-clos réunissant les trois femmes. La mère sort juste pour faire les courses, les filles pour aller en classe. Le reste du temps, elles rêvent de se teindre les cheveux en bleu, de se vernir les ongles. Mais surtout elles suivent les images, prises clandestinement par des portables et diffusées partout sur les réseaux sociaux, des manifestants et des militants des droits civiques traqués et frappés par la police, parfois laissés pour morts sur la chaussée. Lorsque Rezvan veut héberger, pour la nuit, Sadaf, une amie étudiante, sa mère s’y oppose. Mais Najmeh soignera Sadaf lorsque Rezvan ramènera son amie, le visage massacrée par un tir de chevrotines.
De son côté, Iman perd complètement pied. A la maison, Rezvan s’oppose clairement à lui. Dans son travail, il est devenu suspect depuis que son arme a disparu. Persuadé que sa femme ou ses filles ont volé le pistolet, il va jusqu’à les jeter entre les mains des pires enquêteurs de la police islamique. Mais, lorsque son nom, sa photo, son adresse sont diffusés sur les réseaux sociaux, Iman, convaincu que le danger est partout, décide de partir loin de Téhéran dans la maison où il a grandi…
Du huis-clos de l’appartement de Téhéran à celui de la maison dans les montagnes, Mohammad Rasoulof (qui vit aujourd’hui en exil en Allemagne) construit un film constamment sous tension. Il passe même quasiment par la case thriller lorsque Iman, au volant de sa voiture, entame un rodéo pour échapper à des activistes qui l’interpellent pour pointer ses exactions. Quand, enfin, Iman sera parvenu dans sa maison, il perdra tout contrôle, allant jusqu’à mener, sur les siens, les mêmes sinistres interrogatoires qu’il pratique dans ses bureaux. De la même manière que le pistolet du film est une métaphore du pouvoir au sens large, l’immense bâtisse ocre, véritable labyrinthe dans lequel se poursuivent Iman, sa femme et ses filles, est une métaphore d’un pays où la liberté est un vain mot.
En ouverture du film, des cartons racontent le cycle de vie du ficus religiosa, un arbre sauvage dont les graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle…
Dans une interview au Monde, le cinéaste disait : « La nouvelle génération s’est exprimée et ce message est sans ambages : elle s’est prononcée pour l’amour de la vie. (…) Ce sont des adolescents qui guettent des vieillards, le temps marche pour elle. »
Les graines du figuier sauvage est une œuvre puissante, sobre, bouleversante et utile, à voir sans délai.
LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE Drame (Iran – 2h46) de Mohammad Rasoulof avec Misagh Zare, Soheila Golestani, Mahsa Rostami, Setareh Maleki, Niousha Akhshi, Reza Akhlaghi, Shiva Ordooei, Amineh Arani. Dans les salles le 18 septembre.