L’avocat, son client, les adolescentes d’Europe et les épouses de détenus
ASSISES.- Dans sa cuisine, Nicolas Milik rappelle ses cinq enfants à table. Il est l’heure de dîner. Il distribue des spaghettis à la tomate dans les assiettes. Mais ce quotidien banal bascule lorsque les gendarmes frappent à la porte de la modeste maison. On signifie au père de famille une garde à vue, on lui passe les menottes et on l’embarque. « Mais qu’est-ce qu’on me reproche ? » s’insurge le type visiblement ému et surpris. De son côté, Jean Monier, un avocat aguerri, tente de rassurer, quelque part dans un coin de Camargue, un père désespéré de voir son fils, futur grand de la tauromachie, embarqué dans une affaire de drogue… Dans son confortable bureau, Me Monier fait le point avec Annie Debret, avocate comme lui tout en étant son ex-épouse et néanmoins associée. Le téléphone sonne. On demande à Me Debret de se rendre à la gendarmerie pour assister, en commission d’office, Nicolas Milik. Trop fatiguée, Anne demande à Jean d’y aller à sa place. Pour Me Monier, c’est une aventure qui commence, celle de défendre un homme accusé du meurtre de sa femme et de tout mettre en œuvre pour le faire acquitter…
Immense comédien français, couronné meilleur acteur aux César en 1997 pour son rôle d’Ugolin dans Jean de Florette et Manon des sources puis à nouveau en 2000 pour La fille du pont, Daniel Auteuil est à la tête d’une filmographie riche d’une centaine de films. On se souvient qu’Hollywood avait demandé à Claude Berri, réalisateur des deux adaptations de Pagnol, où il avait trouvé un… non-professionnel aussi talentueux pour incarner son bossu amoureux !
Avec Le fil (France – 1h55. Dans les salles le 11 septembre), Auteuil signe sa cinquième réalisation et il n’est pas méchant de dire qu’il se « soigne » bien avec ce personnage d’avocat qui retrouve, en allant aux Assises, un sens à sa vocation. Cela d’autant plus que Monier avait décidé de ne plus prendre de dossiers criminels après avoir fait innocenter un meurtrier récidiviste. Mais, en ce qui concerne Milik, brave type ordinaire et taiseux encombré d’une femme alcoolique, le défenseur est persuadé de l’innocence d’un client. Mieux (ou pire), il fait quasiment une affaire personnelle de le tirer de son malheur…
En s’appuyant sur les récits de Me Mo, pseudo de l’avocat pénaliste Jean-Yves Moyart (1967-2021), le cinéaste a construit une manière de chronique de la justice pénale ordinaire. Et, de fait, l’image qu’il donne d’un procès aux Assises est particulièrement juste. Dans les pas de l’éphémère duo Milik/Monier, on voit ainsi se dévider le fil de la vérité, entre innocence et culpabilité, explorant la construction de l’intime conviction jusqu’à la plaidoirie finale toute d’humanité pour aligner les raisons de douter de la culpabilité de Milik.
Daniel Auteuil incarne, avec une intensité lasse, un avocat retrouvant sa pugnacité. « Parce que, dit le réalisateur, quelque chose va le toucher chez cet homme doté d’une grande part enfantine, accusé d’avoir tué sa femme. Parce qu’il sent que ce type va se faire laminer. Parce qu’il a gardé cette foi dans son métier. Il n’y a aucune gloire à tirer de cette affaire qui ne fera pas la une des journaux mais simplement une réconciliation, une guérison avec lui-même par rapport à ce métier. Et ce qui me touche chez Monier, c’est que bien que ce soit un homme d’expérience, il n’a au fond aucune certitude. »
Enfin, Auteuil peut compter sur Sidse Babett Knudsen dans le rôle d’Anne Debret. La star danoise de la série Borgen n’a quelques scènes mais elle est brillante. Alice Belaïdi est une avocat générale intraitable. Mais, une nouvelle fois, l’immense Gregory Gadebois impressionne avec ce Milik qui, au fil de son histoire, va révéler des facettes insoupçonnées…
JEUNESSE.- Elle est plutôt paumée sur le quai de la gare de Leipzig, Fanny, 17 ans, venue retrouver sa correspondante allemande Léna pour un séjour linguistique. Mais voilà que celle-ci arrive, agitant un petit drapeau français. La première n’ose pas trop parler allemand et la seconde est trop stressée à l’idée de parler français. Heureusement, Susanne, la mère de Léna, maîtrise bien le français, pour avoir vécu quelques années dans le sud de la France… En allemand, Susanne demande à sa fille d’être au moins polie avec Fanny. Mais Léna dira à sa correspondante: « Je ne voulais pas que tu viennes ». Pourtant, au fil des premières journées, alors qu’elles se retrouvent régulièrement dans le jacuzzi familial, les deux grandes adolescentes finiront par aller doucement l’une vers l’autre, se découvrant mutuellement, expérimentant aussi bien les champignons hallucinogènes dans des barres de chocolat qu’une étreinte vite interrompue avec un garçon. Mais c’est surtout ensemble que les deux jeunes filles vont trouver un terrain d’entente sentimentalo-sexuel… Mais si Fanny est troublée par Léna, elle l’embarque aussi dans des histoires qui impressionnent la jeune Allemande, ainsi lorsque Fanny lui explique qu’elle a une demi-sœur qu’elle n’a jamais rencontrée et qui milite au sein des black blocs…
Venue sur le devant de la scène avec Party Girl, couronné de la prestigieuse Caméra d’or à Cannes 2014, qu’elle co-réalise avec Marie Amachoukeli et Samuel Theis (qui apparaît, ici, dans un bref rôle de prof), Claire Burger signe, avec Langue étrangère (France – 1h46. Dans les salles le 11 septembre) un troisième long-métrage qui suit au plus près deux grandes adolescentes française et allemande. « Je voulais faire, dit la cinéaste, le portrait d’une jeunesse européenne. Enfant, j’ai grandi dans l’idéologie du couple franco-allemand. Dans ma région, en Moselle, on utilisait les marks et les francs. On a été biberonné à l’idée que ça allait être notre salut. Pour la plupart des gens, l’Europe c’est quelque chose d’un peu abstrait, mais pour moi c’était très réel. J’avais envie d’incarner ça. »
Avec la volonté de faire, moitié à Leipzig, moitié à Strasbourg, un film lumineux qui privilégie un mouvement fluide (où le tramway et le vélo occupent une bonne place), avec aussi une bande-son très travaillée, notamment avec le groupe d’Amsterdam Altin Gün et une B.O. écrite par Rebeka Warrior, Claire Burger réussit à montrer deux jeunes filles à la fois anxieuses et politiquement engagées même si Léna avoue qu’elle est lâche, dépassée, qu’elle a peur d’avoir une vie toute petite, « d’avoir des enfants cons ». Peur aussi des fascistes, de Poutine, du dérèglement climatique… De son côté, Fanny, introvertie et mythomane, va révéler la part « forte tête » de sa correspondante.
Sans jamais lâcher ses deux personnages principaux (Lilith Grasmug incarne Fanny et Josefa Heinsius est Léna), Claire Burger peut évoquer, au fil par exemple d’un houleux déjeuner de famille, des questions comme les changements de repères et d’idéologies qui ont fait suite à la chute du Mur ou encore, pour les jeunes, des convictions politiques qui passent dorénavant beaucoup par la radicalité.
Dans cette mise en perspective de jeunes qui veulent s’incarner politiquement mais qui se sentent un peu impuissants et fantasment la question du politique sans nécessairement rentrer dans un groupe, la cinéaste laisse une place intéressante aux adultes. Spécialement à deux mères (les belles Nina Hoss et Chiara Mastroianni), encore fortes mais un peu larguées et presque dépressives qui ont été pleine d’espoirs et d’idéaux avant de se faire rattraper et miner par le quotidien matériel, la réalité..
PRISON.- Grande bourgeoise de province, Alma, la bonne cinquantaine, attend, dans les locaux d’un centre pénitentiaire, de pouvoir se rendre au parloir pour voir son mari incarcéré. Elle remarque une jeune femme qui peste parce que les surveillants ne veulent pas lui donner accès au parloir. Las, la femme s’est trompée de jour. Feignant même un malaise, elle râle de plus en plus parce qu’elle vient de loin, qu’elle ne peut pas revenir demain, qu’elle doit s’occuper de ses gamins… Rien n’y fait. Au sortir de son parloir, Alma revoit la jeune femme. Elle se nomme Mina. Alma lui propose de l’héberger pour la nuit. Elle a toute la place qu’il faut dans sa vaste maison en ville. Mina accepte et découvre une belle demeure décorée de grands tableaux dont un superbe collage de Jacques Villeglé… Rapidement, les deux femmes s’engagent dans une amitié aussi improbable que tumultueuse…
Réalisatrice de films comme Peaux de vaches (1989) avec Sandrine Bonnaire, Sport de filles (2011) avec Marina Hands et Josiane Balasko, Paul Sanchez est revenu ! (2017) avec Zita Hanrot, Patricia Mazuy a souvent donné, dans ses œuvres, de beaux personnages de femmes. C’est à nouveau le cas, avec La prisonnière de Bordeaux (France – 1h48. Dans les salles le 28 août) où, vingt-cinq ans après Saint-Cyr (1999), elle retrouve Isabelle Huppert qui incarnait, alors, Madame de Maintenon.
Ici, la comédienne se glisse dans la peau d’Alma, femme fantasque et parfois déroutante qui semble s’accommoder plutôt bien de l’incarcération de son mari, grand neurologue et patron de clinique, condamné pour, sous l’emprise de l’alcool, avoir causé un accident mortel de la circulation suivi d’un délit de fuite. Alma s’est installée dans une nouvelle existence dans laquelle, autant par jeu que par compassion, elle va faire entrer Mina. Celle-ci, mère de famille et blanchisseuse, est régulièrement menacée par un complice de son mari emprisonné, persuadé qu’il a gardé pour lui le butin d’un braquage.
Ce sont sur ces deux femmes, très dissemblables, que se penche la cinéaste en observant comment elles ont organisé leur vie autour de l’absence de leurs deux maris détenus au même endroit… A l’origine, le film devait s’intituler Les prisonnières mais la réalisatrice-scénariste avait une impression de déjà-vu. « Alors qu’au singulier, dit Patricia Mazuy, le titre a quelque chose de romanesque et de mélodramatique, une ouverture vers le conte, vers la fable. Mina et Alma sont bien sûr en liberté, mais c’est leur vie entière qui est en prison. »
Tout en montrant l’univers carcéral avec les maisons d’accueil, les parloirs mais aussi l’attente, les femmes entre elles, la cinéaste s’attache à détailler comment Alma et Mina vont devenir poreuses l’une à l’autre. L’arrivée de la seconde dans la grande maison et dans la vie solitaire de la première catalyse chez Alma la conscience de sa vie misérable dans les dorures et les fleurs. « Métaphore renversée de l’amour, dit encore la réalisatrice, les dames dehors, les maris en prison. »
Avec parfois une allure de comédie italienne pour les « délires » d’Alma, La prisonnière de Bordeaux présente cependant quelques coups de moins bien dans son scénario. Mais tout cela est gommé par le brio de l’interprétation d’Isabelle Huppert qui joue à la perfection la dépression, l’appartenance de classe, l’idée fixe, l’absence ou la folie. Avec sa Mina, Hafsia Herzi (qui venait de croiser Huppert dans Les gens d’à côté de Téchiné) se hisse sans peine à sa hauteur dans un mélange d’amitié, de complicité et d’alliance d’occasion.